Depuis la guerre israélo-arabe de 1948, les vagues de réfugiés se sont multipliées sur le territoire jordanien. La chercheuse Oroub El-Abed rappelle que les exilés palestiniens n’ont pas tous le même statut dans le pays, les Gazaouis étant les plus défavorisés.
Oroub El-Abed est une chercheuse jordanienne d'origine palestinienne. © Johanna Mohr
Aujourd'hui, près des deux tiers des citoyens jordaniens ont des origines palestiniennes. Ancrés dans l’identité du pays, tous ne bénéficient toutefois pas du même statut. Elle-même d’origine palestinienne, la spécialiste jordanienne Oroub El-Abeb analyse la question de l’identité dans la région, notamment depuis le 7 Octobre.
Selon les Nations unies, le nombre de réfugiés palestiniens est estimé à deux millions dans le pays dont trois quarts d’entre eux détiennent la nationalité jordanienne. Que faut-il comprendre ?
Lors de la création de l’État d’Israël, en 1948, et la guerre qui a suivi, les Palestiniens arrivés en Jordanie n’avaient pas la possibilité de retourner sur leurs terres. Considérés dans un premier temps comme réfugiés, ils obtiennent dès décembre la nationalité. Au même moment, la Jordanie a conquis la Cisjordanie. Une fois le territoire annexé, ses habitants sont devenus des citoyens jordaniens à part entière. Après la guerre des Six Jours en 1967, les [centaines de milliers de] Palestiniens vivant sur ce territoire étaient des citoyens déplacés parce qu’ils avaient déjà la nationalité jordanienne. Alors quand le roi lui-même déclare aujourd’hui devant les médias que nous avons deux millions de réfugiés palestiniens, c’est un peu gênant parce que la majorité d’entre eux sont Jordaniens. Par contre, ceux qui ont fui Gaza en 1967 n’ont pas obtenu la nationalité jordanienne. Ils étaient 15 000 à l’époque. Aujourd’hui, avec leurs descendants, ils sont estimés à 200 000. Mais ils sont bien plus que ça.
Quelle est la situation des réfugiés gazaouis actuellement ?
Ils ont un document provisoire renouvelable, valable pour deux ans. C’est un laissez-passer qui leur donne la liberté de circuler. Pour l’école publique, ils doivent payer. Pour le travail, c’est comme pour tous les non-jordaniens, ils sont limités aux métiers de la construction, de l’agriculture et du service.
Depuis le 7 Octobre, est-ce que l’espoir pour ces réfugiés gazaouis d’obtenir la nationalité jordanienne s’est renforcé ?
Non, absolument pas. La Jordanie n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 des Nations unies [qui définit les droits des réfugiés, ndlr]. Ce qui fait que, légalement, elle n’est pas soumise au respect des droits des réfugiés. Ainsi, l’État n’a pas l’intention de les naturaliser. Les seuls Gazaouis qui ont obtenu la nationalité jordanienne étaient des investisseurs qui ont acheté leur citoyenneté pour des sommes colossales à la banque centrale jordanienne.
Un grand nombre de réfugiés vivent dans des conditions précaires malgré cette image de terre d’asile, comment expliquez-vous ce paradoxe ?
L'accueil des réfugiés permet à la Jordanie de recevoir de très importantes aides internationales. Cette manne financière a une importance capitale dans le PIB jordanien, qui en fait un État rentier. Si des Syriens viennent aux frontières, le pays les laisse rentrer et exige ensuite des aides afin de pouvoir assurer cet accueil. L’argent reçu ne sert pas uniquement à ces réfugiés, mais aussi au développement de l'État. Si vous consultez le plan de réponse de la Jordanie à la crise syrienne de 2016, vous verrez qu’il se concentre sur le mot « résilience ». Cela signifie que nous recevons de l’argent pour financer le développement du pays. La problématique est là, c’est un pays aux ressources naturelles limitées qui utilise l’accueil des réfugiés afin de répondre à ses besoins et de contribuer à son développement.
Avec sa politique de frontières ouvertes, la Jordanie se retrouve avec une multiplicité d’identités sur son territoire. Est-ce que cela a influencé l’identité jordanienne ?
De mon point de vue, la réponse est non. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde était divisé en deux pôles, l’identité jordanienne n’était pas une priorité. À partir des années 1990, une nouvelle phase a commencé. Jusqu'alors, l'obsession était l’idéal panarabe, et c’est à partir de là que nous avons commencé à façonner notre identité. Aujourd’hui, vous pouvez être concernés par ce qui se passe en Palestine, et avoir vos convictions idéologiques sur la situation en Irak ou en Syrie. Par contre, les intérêts jordaniens doivent passer avant.
Plus de la moitié des Jordaniens ont des origines palestiniennes, est ce que cette identité est davantage revendiquée depuis le 7 Octobre ?
Elle se fait plus visible et bénéficie d’une plus grande tolérance qu’auparavant quant à son expression. En 2014, avoir un drapeau palestinien sur sa voiture pouvait être un motif d’arrestation par la police. Actuellement, ce n’est plus le cas. Mais si l’État permet cette revendication, ce n’est pas dans l’idée de valoriser l’identité palestinienne, mais pour dire au monde : « Nous sommes contre ce que vous faites à Gaza. »
Océane Caillat
Johanna Mohr