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Alors que les sondages indiquent que 82 % des Géorgiens souhaitent intégrer l’Union européenne, le parti au pouvoir semble peu enclin à satisfaire la troisième condition fixée par les Vingt-Sept pour que la Géorgie puisse obtenir le statut de pays candidat. Le chef du Rêve géorgien, Irakli Kobakhidze, défend les juges du CSJ sanctionnés par les Américains, tandis que l’ancien président Mikheil Saakachvili, empoisonné après son incarcération, risque la mort dans la prison où il croupit depuis octobre 2021.

Audrey Senecal

La lourdeur des peines encourues et les commentaires diffamatoires proférés par certains dirigeants reflètent, selon les soutiens de Lazare Grigoriadis et Tornike Akopashvili, l’instrumentalisation de la justice par le gouvernement. Le Premier ministre Irakli Garibashvili a qualifié les manifestants de mars de « satanistes » et d’« anarchistes ». Irakli Kobakhidze, le président du parti au pouvoir Rêve géorgien, a décrit Lazare Grigoriadis comme un « jeune homme avec des orientations confuses ». Les deux accusés, l’un arborant une apparence atypique – tatouages sur le visage, cheveux teints et piercings –, l’autre ayant combattu comme volontaire en Ukraine, contrarient les penchants traditionnels et pro-russes du gouvernement. 

La majorité parlementaire se servirait de ces juges à sa solde pour réprimer l'opposition. Dernier cas en date, selon la fondatrice de l’ONG : les procès de manifestants contre la loi sur les « agents étrangers », inspirée d’un texte russe dont le Kremlin s’est servi pour museler les médias et les voix critiques à son encontre. Le 29 mars, la police a arrêté Lazare Grigoriadis, manifestant de 21 ans, accusé d'avoir agressé un policier et détruit les biens d'autrui. Le jeune homme encourt jusqu’à onze ans de prison. Un autre militant de 21 ans, Tornike Akopashvili, a été interpellé et risque jusqu'à sept ans de prison.

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Originaire de Kurta, village sud-ossète désormais abandonné, Omari a été relogé à Prezeti par le gouvernement après le conflit de 2008. Il s'agit de l'un des 36 camps de déplacés existant en Géorgie. © Loris Rinaldi

 

Avec ses 1,2 million d’habitants, Tbilissi héberge plus d’un tiers de la population géorgienne. Elle est le poumon économique du pays et son urbanisme un parfait témoin de l’histoire nationale. Ici, blocs soviétiques, maisons du XIXe siècle et immeubles modernes se côtoient et s'entremêlent.

En se baladant dans Tbilissi, on est frappé par la multitude d’architectures. Pourquoi de telles disparités ?
Irakli Zhvania : Cette ville est loin d’être uniforme. Il y a ces célèbres balcons, typiques de l’architecture géorgienne que l’on retrouve le long de certaines façades du Old Tbilissi.  Ils permettaient de profiter de l’extérieur. Quand, au XIXe siècle, les styles architecturaux européens ont commencé à apparaître à Tbilissi, ces balcons y ont alors été annexés. À cela se mêle l’héritage soviétique, comme les Khrouchtchevkas, ces blocs d’appartements construits à partir des années 1950. Si l’on regarde plus récemment, Saakachvili a souhaité moderniser la Géorgie en donnant un aspect occidental aux différentes villes du pays. Des bâtiments publics à l’architecture contemporaine ont alors émergé. Comme le Public service hall en 2010. Surnommé « le champignon », il a été construit par un architecte italien. Le hic, c’est que ces nouveaux bâtiments ont parfois été érigés sans consultation publique, ni compétition ou avis d’experts.

Quel est le problème des nouveaux bâtiments ?
I.Z. : L’aspect environnemental par exemple. Il y a quelques années, un parc se trouvait à la place du Public service hall. Tout a été démoli au profit de ce bâtiment et d’un parking. Quand on a une infrastructure aussi fréquentée, on ne la met pas dans cette partie centrale de la ville. Cela favorise le trafic et donc la pollution. De plus, ces constructions nouvelles ne s’intègrent pas toujours à leur environnement. C’est le cas du Rike concert hall. Il est certes beau, mais n’a pas sa place dans le quartier historique. Autre exemple, le Pont de la paix. L’idée est bonne, mais la question reste : pourquoi le coiffer d’un toit ? Cela bloque la vue sur la vieille ville.

En se développant, la ville exclut-elle certains habitants et habitantes ? 
I.Z. : Comme dans n’importe quelle capitale, Tbilissi connaît un phénomène de gentrification [la population d’un quartier populaire est remplacée par une population aisée, ndlr]. Mais elle est peut-être un peu moins marquée que dans les métropoles européennes. C’est qu’à l’époque de l’Union soviétique, la propriété privée n'existait pas. Tout appartenait à l’État. Avec l’indépendance du pays et la privatisation des logements dans les années 1990, des personnes modestes se sont retrouvées propriétaires dans des quartiers qui valent aujourd’hui cher. Si des familles ont conservé leurs maisons et les transmettent de génération en génération, d’autres les revendent. C’est le cas dans le Old Tbilissi qui a pris aujourd’hui beaucoup de valeur. Les habitants n’ont pas été forcés de partir, mais beaucoup se sont séparés de leurs appartements au profit d’investisseurs afin d’améliorer leurs conditions de vie. Ces anciennes habitations sont désormais des hôtels, des restaurants ou des bureaux.

Quelle est la principale urgence urbanistique dans la capitale géorgienne ?
I.Z. : Le développement urbain de Tbilissi est trop peu réglementé. On se retrouve avec des bâtiments surdimensionnés et une densification de population excessive. On construit à tout va, sans vision d’ensemble ni réelles anticipations des potentiels problèmes que ces constructions engendrent. C’est la spéculation immobilière qui est la principale cause de cette situation. Les autres secteurs économiques n’étant pas au beau fixe, l’immobilier est la forme d’investissement la plus accessible et rentable en Géorgie.
 

Camille Gagne Chabrol

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Source : Open Society Georgia Foundation © Louise Llavori

 

De loin, seuls les toits de tôle ondulée contrastent avec un décor de village vacances. Trois cents maisonnettes identiques entourées de jardins font face aux collines. Depuis 2008, le hameau de Prezeti abrite en réalité un camp de déplacés d’Ossétie du Sud. Casquette sur la tête, Nodari bricole un vieil engin agricole dans l’une de ces allées. Ce trentenaire, à l’air un peu bourru, est considéré comme une « personne déplacée interne » selon les Nations Unies. Il a fui à l’intérieur de son propre pays pour rejoindre la région de Mtskheta-Mtianeti, où il vit depuis quinze ans. Comme lui, beaucoup ont quitté l’Ossétie du Sud (territoire séparatiste) après les conflits armés de 2008 déclenchés par Moscou. C’est pour les reloger que 36 camps de déplacés ont vu le jour à travers le pays. D’énormes implantations, mais aussi de plus petites en zones rurales pour reloger d’anciens fermiers et fermières comme Nodari. Avec 700 autres déplacés ossètes, le gouvernement l’a installé à Prezeti. Objectif : lui permettre d’y reprendre son activité d’avant-guerre. C’était en tout cas l’idée initiale.

« Nos jardins sont trop petits »   

Si les champs abondent autour du camp, les déplacés n’en jouissent pas à leur guise. « Les terrains autour de nos maisons appartiennent aux locaux », affirme Nodari. L’ancien éleveur gagne désormais principalement son pain avec de petits boulots. « Je fais ce dont les gens (des environs) ont besoin, comme réparer du matériel », marmonne-t-il. Durant la guerre, ce natif du village ossète de Kurta a perdu ses deux maisons et la ferme familiale. Faute de moyens, il n’a pas pu retrouver pleinement son métier. « Nos jardins sont trop petits pour qu'on puisse être vraiment fermiers », conclut-il. En pratique, il y a juste assez de place pour des légumes, quelques poules. Parfois, de rares vaches se pressent dans des étables de fortune.

« Des patates, des haricots, des tomates », liste Omari Oghadze, en traversant son jardin, quelques encablures plus loin. Si le pré est verdoyant à cette période, ça n’a pas toujours été le cas. « Certaines années, on n’avait aucune récolte », affirme l’octogénaire, le plus gros problème, c’est l’eau. À Prezeti, cette dernière n’est disponible au robinet « que deux fois par jour », abonde son épouse Venera. Une situation compliquée pour ce couple précaire dont le maraîchage reste le principal revenu.

 

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Des multiples violences verbales envers les russophones

À l’étage, Nika vient de déménager avec l’agence de mannequinat qui l’emploie : « J’ai eu plus de remarques négatives de mes amis restés à Moscou que de la part des Géorgiens. En tant que femme, je n’avais pour eux aucune raison valable de partir. » Elle sourit à Irakli, un Géorgien qui a vécu longtemps en Russie avec sa famille, et qu’elle a rencontré sur une application de dating. Ils parlent russe entre eux, même si Nika tente d’apprendre le géorgien. Des efforts qui provoquent des situations cocasses : « Je commence par “gamarjoba” [“bonjour” en géorgien, NDLR], puis les gens me parlent en anglais et la conversation se termine en russe. »

La réalité la rattrape parfois, notamment sur la question du logement. « Au début, j’ai contacté un Géorgien, mais il a voulu augmenter mon loyer dès qu’il a appris d'où je venais. » Anastasia, une autre cliente, reste elle marquée par la violence verbale. Journaliste de l’opposition, elle a fui après avoir reçu des menaces de mort il y a deux ans. À son arrivée, les mots « ruscism » (contraction de « Russe » et de « fascisme ») et « rashistka » (néologisme ukrainien insultant et intraduisible à destination des envahisseurs russes) lui étaient adressés dans la rue. Pour cette militante qui a tout quitté, se voir associer aux responsables de son exil a été dur. Désormais, elle se sent mieux accueillie et continue d’apprendre le géorgien. Au Chacha time, tout le monde comprend le message inscrit sur la jarre au comptoir : « Donations for Ukraine. »  

Tara Abeelack
Avec Muna Batchaeva

Le chacha, spécialité de la maison, n’a que peu d’adeptes ce soir-là. Cocktails et bières sont préférés à cette « vodka géorgienne », un marc de raisin traditionnel. Non loin de la place de la Liberté, la langue russe s’invite à de nombreuses tables. Le Chacha time est l’une de ces adresses « russian-friendly » de Tbilissi que s’échangent les russophones. Kostya, le patron, termine sa soirée avec un thé, en compagnie de deux amis, Katya et Sasha. Le couple est composé d’une Biélorusse et d’un Israélien. Autour de la petite table en bois, ils conversent en russe. À quelques mètres de là, un tag peint en lettres rouges s’étend le long d’un muret : « Russia is a terrorist state. »

Katya est Biélorusse, mais vit depuis ses 14 ans dans la capitale géorgienne. Loukachenko, le dictateur à la tête de son pays de naissance, est un allié de Poutine. Elle ressent un décalage avec la majorité des 100 000 nouveaux venus depuis le début de la guerre : « Avec l’afflux de Russes, j’ai l’impression de partager mon âme avec des gens qui ne respectent pas ce pays. » Selon la jeune femme, peu d’entre eux se soucient de la culture et de l’histoire locale, « notamment l’occupation en Abkhazie et en Ossétie ». De son côté, Kostya, un Géorgien qui a vécu en Ukraine, accueille bon nombre d’expatriés russes dans son bar, mais soutient que le lieu n’est pas un refuge pour « ceux qui vivent dans leur bulle ». Il commente : « Je trouve cela douteux de la part de certains de venir ici en disant qu’ils ne soutiennent pas la guerre, tout en continuant de travailler pour des entreprises russes et de payer leurs impôts là-bas. »

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