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Des mariages désormais prohibés

Quand Ketevan s’est mariée, à la fin des années 1990, les unions précoces étaient monnaie courante, et « des filles se faisaient kidnapper sur le chemin l’école ». C’est ce qui est arrivé à ses sœurs, mariées avec les auteurs des faits, avant de divorcer. Ces « mariages par enlèvement » ont atteint des sommets après la chute de l’URSS. « Les structures gouvernementales étaient dysfonctionnelles et les coupables savaient qu’ils n’allaient pas être tenus responsables », décrit Tamar Dekanosidze, représentante de l’association féministe Equality Now dans la région. 

Dans ce pays du Caucase, la riposte s’organise contre une Russie qui déploie librement ses relais médiatiques pour discréditer l’Occident.  

L’histoire d’amour dure depuis 25 ans. Celle qui travaille comme manucure au salon Beauty house de Tbilissi ne regrette rien. Pourtant, jamais elle n’aurait accepté que ses trois enfants se marient avant leur majorité. « Ils font des études, je veux qu’ils réalisent leurs rêves », justifie-t-elle. L’idée n’a même pas traversé l’esprit de Zanda, étudiante à l’université d’État de Tbilissi : « Comment peut-on vouloir se marier si jeune ? C’est difficile à comprendre, même en sachant que le contexte était différent. »

Ketevan Kentchiashvili, 39 ans, a encore un sourire malicieux quand elle évoque la rencontre avec son mari : « À 14 ans, je suis tombée amoureuse d’un beau gosse de 19 ans, et on a tout de suite voulu se marier. » Un passage obligé pour avoir des relations sexuelles dans un pays où les femmes doivent à tout prix préserver leur virginité. Faisant fi des réticences des parents de la jeune fille, le couple se dit « oui » devant les autorités locales de Tbilissi, qui enregistrent leur union, avant d’avoir un enfant dans la foulée. Deux autres suivront, dont Zanda, 20 ans, qui écoute aujourd’hui sa mère raconter son histoire. 

Dans le jardin de l'Université d'État de Tbilissi, Ketevan Kentchiashvili et sa fille Zanda prennent la pose. © Juliette Vienot

Argokhi, un village au nord de la région de Kakhétie, se vide doucement de sa population. Les derniers jeunes perpétuent une agriculture familiale, malgré l’appel de la capitale et une réalité économique difficile.

Le nombre de mariages de mineures a fortement baissé par rapport à la décennie 1990. Mais malgré sa criminalisation, le phénomène reste difficile à endiguer : près d’une jeune femme sur sept est mariée avant ses 18 ans.

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Mariam Kvaratskhelia et Ana Subeliani, membres de Tbilisi Pride, tentent depuis 2019 d’organiser une marche des fiertés en Géorgie malgré la contre-offensive orthodoxe. © Clémence Blanche

Equality Movement préfère mettre en place d’autres stratégies. « Il y a des façons de gagner des droits qui ont fonctionné en Europe, mais ça ne signifie pas qu'elles aboutiront aussi en Géorgie. Nous avons besoin d’alternatives plus ancrées dans notre culture », analyse Alla Parunova. Pour son association, organiser une Pride n’est pas une fin en soi. « On se fiche d’avoir plus de visibilité quand on doit déjà s’occuper de personnes discriminées et précaires », explique la militante.

Cette année, les associations queer de Tbilissi se sont concertées pour rester discrètes en ce mois de mai. Elles craignent qu’un événement public ne donne du grain à moudre au gouvernement qui veut faire passer sa loi « anti-propagande LGBT+ ». « On ne veut pas qu’ils nous instrumentalisent pour leur propre agenda politique », affirme avec fermeté Alla Parunova. Elle place beaucoup d’espoir dans la candidature du pays à l’Union européenne. Elle espère que le Rêve géorgien ne gagnera pas les élections législatives fin 2024. Le cas échéant, l’ambition européenne risque de s’éloigner, et avec elle, les avancées sociales tant attendues. L’activiste prévient : « Si nous n’arrivons pas à accéder au statut de candidat, il faudra tout recommencer à zéro. »

Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze

Interférences de l’État

Le parti au pouvoir, Rêve géorgien, revient à la charge en avril 2023, en apportant son soutien à un projet de loi visant à censurer la « propagande »  LGBT+. Le texte mentionne l’interdiction de tenir des manifestations promouvant une « propagande d’orientation sexuelle non-traditionnelle », et s’inspire d’une loi russe votée en 2013. Le gouvernement déclare finalement le 3 mai qu’il renonce au texte, préférant que la propagande « saine » de l’Église s'oppose « à une propagande malsaine » en dehors de tout mécanisme juridique.

Une meilleure protection des droits de l’homme des groupes vulnérables est pourtant l’une des priorités fixées par la Commission européeenne pour que la Géorgie puisse obtenir le statut de candidat à l’Union européenne. Le gouvernement ne semble pas aller dans ce sens, mais la société civile montre des signes de tolérance plus large envers les personnes LGBT+. « Le nombre de personnes ayant une attitude extrêmement négative à l'égard de la communauté LGBT+ a diminué d'environ 20 % » entre 2016 et 2022, selon une enquête des Nations Unies. « Je pense sincèrement que la société va changer, à la condition qu’il n’y ait pas d'interférences de l’État », avertit Nargiza Arjevanidz, du Social Justice Center.

L’attaque de l’extrême-droite

Assises dans un coin de la salle, Nino et Tina, 30 et 26 ans, ne sont pas du même avis. « C’est important d’avoir une Pride. J’ai le sentiment que la communauté LGBT+ n’a aucun moyen d’organiser des événements publiquement sans être victime de violences », soupire Nino. Tina ajoute qu’elle se sent doublement victime de discriminations, en tant que femme et lesbienne. Un reflet triste passe dans les yeux de Nino : « J’aimerais vraiment y participer, mais aujourd’hui il n’y a rien à célébrer. »

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