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En définissant trois types d'électorat, un « abstention & gauche », un autre « extrême droite & souverainiste » et un dernier « droite traditionnelle », apparaît une carte du Grand Est qui met en relief des régions aux profils de votes différents. Cette typologie n'indique pas quel candidat arrive en tête. Elle met en avant des communes où les résultats électoraux sont similaires. La vallée alsacienne et la Moselle regroupent ainsi une majorité de villes où l'abstention et le vote de gauche sont plus élevés que la moyenne – sans qu'ils soient majoritaires. La droite traditionnelle se retrouve plus à l'ouest, notamment en Champagne, dans le sud des Ardennes et dans l’Aube. L'électorat qui préfère l'extrême droite et les courants souverainistes de droite est dispersé.

Nous avons voulu comprendre d'où venait ce vote, en dépassant les généralités communément admises. Il existe bien une opposition entre villes et campagnes, entre ouvriers et cadres, mais cela relève d'un point de vue sans cesse observé. Ces face-à-face révèlent surtout des circonstances locales particulièrement influentes. Le vote peut être affecté par d’autres facteurs : raisons historiques, démographiques ou confrontations particulières participent au comportement du citoyen devant l’urne, ou à sa volonté de ne pas se déplacer au bureau de vote. Ce sont ces hypothèses que nous avons voulu vérifier, en partant de données précises concernant la population et la situation du Grand Est entre 2002 et 2017. Quatre axes ont guidé ces recherches afin de mettre en avant ce qui compose le terreau du vote FN dans la région. 

>>> Un citoyen se sentant isolé, délaissé par les services de l’État, loin des transports, votera-t-il différemment qu'un citoyen connecté à la 4G à bord d'une des 7 lignes de tramway de l'Eurométropole de Strasbourg ?

>>> Une ville où les jeunes sont moins nombreux s'opposera-t-elle à une ville étudiante, qui attire les cerveaux parfois au-delà de sa propre région ?

>>> L'opposition sociale contre des projets d'aménagements, contestés d'un point de vue environnemental, social ou économique, induit-elle un rejet électoral des partis et personnalités qui  l'ont porté ?

>>> Enfin, faut-il voir dans les inégalités économiques, territoriales ou sociales un facteur expliquant un comportement électoral spécifique ?

Le Grand Est est une nouvelle région qui a été beaucoup contestée : sans cohérence culturelle et économique, elle était perçue comme une simple construction administrative décidée à Paris. L'analyse du vote, qu'il soit en faveur du Front national, pour En Marche ! ou relève de l'abstention, met en lumière ces disparités.

Baptiste Decharme

Méthodologie carte

La carte est issue d'une classification ascendante hiérarchique. Les candidats sont classés en fonction de leurs résultats, et intégrés dans un graphique en deux dimensions. Les résultats des communes sont ensuite placés au sein de ce graphique sous forme d'un nuage de points, les rapprochant des candidats pour lesquelles elles ont plus voté, en comparaison des résultats du Grand Est. Il est alors possible de distinguer trois catégories, une « extrême droite et droite souverainiste », une « gauche et abstention » et une « droite traditionnelle », dans lesquelles les scores des candidats sont au-dessus de la moyenne régionale. Ce sont ces trois catégories qui ont servi à réaliser la carte.

Crédits

Directrice de la publication : Nicole Gauthier

Encadrement : Nicole Gauthier, Etienne Guidat, Raphaël Da Silva

Rédacteur en chef : Baptiste Decharme

Chef d'édition : Laurent Rigaux

Réalisation : Aurélia Abdelbost, Paul Boulben, Kevin Brancaleoni, Simon Cardona, Pierre-Olivier Chaput, Marine Ernoult, Franziska Gromann, Victor Guillaud-Lucet, Pablo Guimbretière, Camille Langlade, Corentin Lesueur, Timothée Loubière, Tanguy Lyonnet, Anne Mellier, Ferdinand Moeck, Sophie Motte, Clément Nicolas, Victor Noiret, Thomas Porcheron, Eddie Rabeyrin, Paul Salin, Léa Schneider, Clara Surges, Margaux Tertre

Encadrement technique : Guillaume Bardet

 

​Si « expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser », pour reprendre la formule de Manuel Valls, on peut toutefois se pencher sur des facteurs qui semblent influencer le vote. Là où le vote de gauche est le plus important est aussi, en général, là où l'abstention est la plus élevée. Le choix du Front national est souvent lié à un vote en faveur d'autres courants souverainistes comme celui que représente Nicolas Dupont-Aignan. Dans les communes où Marine Le Pen réalise ses scores les plus élevés, le leader de Debout La France suit le mouvement. François Fillon est plus clivant. Ses résultats ne sont pas uniformes à l'échelle de la région, avec des pointes à plus de 80% et des flops à 0. A l'inverse d'Emmanuel Macron, qui réunit une proportion d'électeurs plutôt constante dans les 10 départements.

Avril 2002, avril 2017. Deux élections présidentielles, deux seconds tours avec le Front national. Dans le Grand Est, le parti d'extrême droite est en tête au premier tour de ces deux échéances. Mais ces résultats, séparés par quinze années et en apparence similaires, illustrent des réalités territoriales très hétérogènes.

En 2002, Saez sort son tube Fils de France dès le lendemain de l'annonce des résultats de l'élection présidentielle. Plus d'un million et demi de personnes descendent dans la rue pour le 1er mai. Quinze ans plus tard, le scénario a changé. Le parti frontiste est au second tour de l'élection suprême, mais cette fois, point de stupeur. Florian Philippot ou Louis Aliot sont invités sur les plateaux de télévision pour réagir à un résultat parfois jugé décevant. Leur candidate, Marine Le Pen, est deuxième, alors que la majorité des sondeurs la voyaient en tête. 

Entre ces deux échéances, la situation a changé. Le Front national n'est plus un tabou pour une partie des Français, notamment à la suite de la crise économique et financière de 2008. Dans le Grand Est, cette évolution se traduit par une importante progression : en 2002, 15,22 % des électeurs votent pour Jean-Marie Le Pen; ils sont 21,31 % à donner leurs suffrages à sa fille en 2017. L'extrême droite réalise dans la région son troisième meilleur score de France, outre-mers compris.

Pourquoi cette accroissement dans le Grand Est ? La région a une tradition de vote à droite plus marquée qu'ailleurs, mais le basculement vers l'extrême droite n'est pas uniforme. Les électeurs alsaciens, mosellans et champenois de Marine Le Pen ont des caractéristiques communes, mais des influences territoriales sont aussi à l'œuvre dans leur choix du vote frontiste. 

Les grands centres urbains sont ceux qui rejettent le plus l'extrême droite, en 2002 comme en 2017. Nancy, Strasbourg ou Metz par exemple, ont toutes trois placé Emmanuel Macron en tête du premier tour en 2017, avec respectivement 22%, 21% et 18% des voix, tandis que Marine Le Pen n’est installée le podium dans aucune de ces villes. A contrario, les villes et villages ruraux apparaissent comme des terrains favorables au vote pour la famille Le Pen, qui y réalise ses meilleurs scores.

Cette opposition entre villes et campagnes n'est pas le seul critère. Les lieux où le Front national a gagné le plus de voix en quinze ans se situent à l'ouest de la région. En 2017, l'ancienne Champagne-Ardennes, mais aussi l'est de la Meurthe-et-Moselle et le nord des Vosges se détachent de la plaine alsacienne et du bassin mosellan, où le Front national perd même parfois des voix. Les anciens foyers du vote frontiste seraient-ils devenus plus modérés ?

La moitié des communes du Grand Est ne possède ni service ni commerce. Un isolement qui profite au Front national, dans une région marquée par la désindustrialisation.

C’est à Brachay, petit village de 50 âmes en Haute-Marne, que Marine Le Pen prononce chaque année depuis 2013 son discours de rentrée politique. Un choix judicieux quand on sait que c'est dans cette commune que la candidate FN a réalisé son meilleur score national en 2017, avec 83,72 % des voix au premier tour. Un résultat loin d’être un cas isolé dans le Grand-Est. Entre 2002 et 2017, le FN a gagné du terrain dans cette région et est plébiscité dans les communes rurales et les petites villes, tandis que les villes comme Nancy ou Strasbourg ont rassemblé davantage de voix en faveur d’Emmanuel Macron.

L’espace géographique est déterminant dans l’analyse de cette tendance. Les espaces ruraux et périurbains du Grand Est se caractérisent en général par un taux de chômage plus élevé qu’ailleurs, un accès difficile aux services publics (gares, hôpitaux, bureaux de poste, pharmacies...) et une raréfaction des commerces. Nous avons choisi ces critères pour caractériser l’isolement de ces territoires. Les cartes et infographies ci-dessous montrent une corrélation entre l’enclavement et le vote FN.

L'évolution du vote FN dans le Grand Est comparé à l'isolement des communes

Dans une étude publiée en mars 2016, intitulée « L'influence de l'isolement et de l’absence de services et de commerces de proximité sur le vote FN en milieu rural », l’Institut français des opinions politiques (IFOP) s’est intéressé à ces terres électorales “déconnectées”. L’institut note que plus on s’éloigne des grands centres urbains, plus la couleur des bulletins se fait bleu marine.

L'absence de services publics, terreau favorable au FN

Les territoires ruraux doivent faire face à la fois à des crises agricoles répétitives et à l'inexorable disparition des services publics. Une aubaine pour le Front national. « Marine Le Pen a bien identifié le potentiel électoral qu’elle pouvait retirer de la sourde colère qui gronde dans les campagnes à la fois contre l’Europe, mais aussi contre les responsables politiques qui auraient abandonné les territoires ruraux aux profits des banlieues », remarque l’étude de l’IFOP. Elle fait également apparaître que les communes de moins de 500 habitants n’ayant aucun commerce ni service ont voté en moyenne à hauteur de 30% pour le Front National lors des élections européennes de 2014, contre 23,5% pour celles disposant de six services ou plus. Ainsi, l’absence de commerces et de services publics favoriserait considérablement le parti d’extrême-droite. Le démographe Hervé Le Bras, auteur du livre Le pari du FN, ajoute que « plus on réside dans une zone difficile à atteindre par les transports en commun, plus on est isolé des grands axes, plus on choisit le bulletin FN ».

Entre 2002 et 2017, c’est dans les communes les plus isolées que le vote Front national a le plus progressé. Dans la plaine du Rhin, bien desservie, et dans l’axe Thionville-Metz-Nancy, il a peu amélioré ses scores antérieurs. En revanche, il a augmenté de manière saisissante dans toute la Champagne-Ardenne (à l’exception du bassin de Reims), et dans une grande partie de la Lorraine rurale et périurbaine (bassins de Forbach, de Saint-Dié-des-Vosges, l’ensemble de la Meuse). Dans beaucoup de ces localités, il n’y a ni épicerie, ni bureau de poste, ni pharmacie.

La désindustrialisation : un autre facteur aggravant

Le recul de l’industrie a joué un rôle majeur dans l’isolement de ces territoires. La Lorraine est un cas d’école en la matière. Marquée par les mines puis par l’industrie métallurgique, la région connaît un fort déclin à partir des années 1980. Les plans sociaux se multiplient, les usines ferment, la sidérurgie reflue. Cette crise durable se poursuit de manière continue pendant les décennies suivantes. De 1998 à 2011, près de 50.000 emplois industriels ont disparu (voir graphique ci-dessous).

Aujourd’hui, les bassins de Forbach, Longwy et Sarreguemines sont déshérités. Dans l’ensemble du Grand Est, ce sont 95000 postes qui ont été supprimés dans l’industrie entre 2004 et 2013. Ce recul de l’activité a entraîné de nombreuses fermetures de commerces et de services.

Ce constat suffit-il à parler de “France périphérique”, théorisée par le géographe Christophe Guilluy ? Dans ses livres Fractures françaises (2010) et La France périphérique (2014), celui-ci oppose cette notion à la France métropolitaine gagnante de la mondialisation, qui concentre investissements, emploi, services, activité culturelle, où cohabitent classes sociales supérieures et classes populaires immigrées. Selon Guilluy, la “France périphérique” se caractérise par un faible dynamisme économique, une certaine homogénéité sociologique (fonctionnaires, commerçants, professions intermédiaires, ouvriers qualifiés, employés, artisans) et un accès restreint aux services. 

À ce clivage socio-économique se superpose un clivage politique. Alors que les grandes villes, favorables au libre-échange et au multiculturalisme, votent plutôt au centre, la France périphérique préfère le souverainisme économique et désire plus de sécurité. D’un côté les partisans du marché, de l’autre ceux de l’Etat social. Les faits donnent a priori raison à Guilluy : Marine Le Pen a enregistré ses meilleurs scores dans les communes rurales et Emmanuel Macron dans les grandes villes.

Une corrélation à nuancer

Cette divergence spatiale doit être nuancée. Entre dirigeants d’entreprises et simples employés, gros exploitants agricoles et petits paysans, l’espace périphérique est extrêmement hétérogène et connaît de fortes inégalités. Certaines communes périphériques sont très riches, d’autres très pauvres, en raison des différentes réalités socio-économiques. À la Chapelle Saint-Luc, dans l’Aube, 33% des habitants sont pauvres (personnes percevant moins de 60% du revenu médian français) et le revenu médian s’élève à 14810 euros. C’est deux fois moins qu’à Rosnay, dans la Marne, qui profite des retombées du champagne, où il est de 30067 euros. 

L’isolement n’explique pas à lui seul le vote pour le Front national. Pour rappel, l’Alsace est un territoire dynamique, bien relié aux réseaux de transports et doté d’un accès aux soins relativement bon, au moins pour la plaine du Rhin. On compte 89 gares SNCF desservies au moins une fois par jour par un train dans le Bas-Rhin, contre 5 seulement dans l’Aube. L’accès aux services est bien plus dégradé en Lorraine et Champagne-Ardenne qu’en Alsace, comme le montre la précédente carte. Pourtant, c’est un bastion du Front National depuis des décennies. Marine Le Pen y est arrivée en tête au premier tour, avec 25,6% des voix. La culture électorale joue un rôle majeur dans la décision politique. Déjà en 1995, le parti d’extrême-droite avait recueilli plus de 25% des voix. Bernard Schwengler, auteur d’une thèse sur le FN en Alsace, explique cette particularité :

À partir de la fin des années 1980, la composante urbaine du vote Front national a décliné et le vote Front national est devenu de plus en plus un vote ouvrier et un vote rural. Ces deux dimensions du vote FN sont d’ailleurs complémentaires car, hors banlieues des zones urbaines, la composition socioprofessionnelle des zones rurales est beaucoup plus ouvrière que celle des zones urbaines. Or, cette évolution du vote ouvrier vers le Front national s’est effectuée plus tôt en Alsace que dans d’autres régions de France.

En outre, les centres des aires urbaines du Grand-Est, par définition connectés aux services et accessibles, ne résistent pas à la vague du vote frontiste. Des villes moyennes comme Saint-Dizier, Epernay ou Sarreguemines sont les centres économiques d’arrondissement très isolés. La progression du vote FN se constate donc autant dans ces villes que dans leurs communes périphériques. A l’inverse, à quelques exceptions près (Reims), le vote FN ne progresse pas dans les grandes agglomérations (aires urbaines > 250 000 habitants : Mulhouse, Reims, Metz, Nancy et Strasbourg).

Dans l’Ouest de la France, une tendance inverse se vérifie. Des territoires isolés comme l’Ariège, la Lozère ou l’Ardèche ont donné de nombreuses voix à Jean-Luc Mélenchon, et la plupart des communes de Bretagne, y compris rurales, ont placé Emmanuel Macron en tête. Le contexte politique joue également un rôle majeur lors de ces élections. La défiance envers le système politique, la peur de la mondialisation et de l’islam, la crainte de perdre son emploi... Autant de facteurs qui favorisent le FN et qui se retrouvent partout en France.

Le Grand Est reste une terre électorale particulière, une région qui n’a pas attendu les dernières élections présidentielles pour se tourner vers la famille Le Pen. Le vote des Alsaciens, entre autres, est historiquement ancré à droite. Une tendance qui trouve ses origines dans l’histoire de la région, mais aussi sa sociologie.

Aurélia Abdelbost, Paul Boulben, Camille Langlade, Ferdinand Moeck, Thomas Porcheron

 

Méthodologie de la carte : Afin de caractériser l'isolement d'une commune, nous avons pris en compte la présence de services suivants: police, gendarmerie, banque, bureau de poste, relais poste, agence postale, gare, établissements de courts, moyen et long séjour, urgences, maternité, centre de santé, maison de santé, pharmacie, ambulances et médecins omnipraticiens. Nous avons également pris en compte les commerces de proximité: salon de coiffure, restaurant, hypermarché, supermarché, épicerie, boulangerie, boucherie, poissonnerie, librairie, magasin de vêtements et magasin d'équipements du foyer. Nous avons ensuite discrétisé les communes du Grand Est en trois classes : les communes ne possédant aucun service et/ou commerce, les communes disposant de 1 à 10 commerces et services et enfin, les communes ayant plus de 10 commerces et/ou services.

Source : La base permanente des équipements produite par l'INSEE pour 2016, parue le 11 juillet 2017 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/2410933)

 

 
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