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Les éclats de verre craquent sous les pieds. La fontaine est désormais asséchée. Sur l’esplanade, les corbeaux viennent dévorer leurs proies. Assis sur un muret décrépi, souvent utilisé comme banc, Goran Miljus lève les yeux vers les 140 m de façade bétonnée conçus par Mihajlo Mitrović, le plus haut gratte-ciel de la ville jusqu’en 2021. « Au premier regard, l’ambiance est un peu post-apocalyptique, on dirait que les tours sont tout droit sorties de Mad Max », ironise celui qui est président du syndicat de la partie résidentielle de la tour Genex depuis onze ans, en reprenant une gorgée de sa canette de Stella Artois. Ces tours jumelles reliées par une passerelle et situées à la lisière de l’autoroute, dominent depuis la fin des années 1970 le quartier de Novi Beograd, dans l’ouest de la capitale serbe. Elles tirent leur nom de l’entreprise à l’origine de leur construction : le fleuron yougoslave du commerce extérieur, Genex, qui a aussi investi dans le tourisme, le transport aérien et l’immobilier.
À Belgrade, la tour Genex, et en particulier ses extérieurs, n'est plus entretenu. L'intérêt touristique croissant pour ce symbole brutaliste n’y a rien changé.
Dans la nuit du 24 au 25 avril, des bâtiments du quartier de Savamala sont démolis par des hommes armés de battes de baseball. Zdravko Janković raconte ainsi cette nuit-là : « Alors que l’attention de tous était tournée vers les élections, des gens masqués sont entrés avec des bulldozers dans la rue Hercegovacka. » Des habitants ont appelé la police à l’aide, mais personne n'est venu à leur secours. « En deux heures, ils ont détruit tous les bâtiments de la rue qui faisait partie de la zone du projet Waterfront », détaille-t-il. Sept ans après jour pour jour, lors d'une conférence de presse, Aleksandar Vučić a admis qu'il avait ordonné lui-même la destruction des bâtiments.
Dans une aire de jeux flambant neuve à quelques mètres de l’hôtel, Daria, 35 ans, surveille son fils qui zigzague entre les toboggans. Cette architecte russe est arrivée en Serbie il y a maintenant deux ans et demi, suite à la guerre en Ukraine, et loue depuis un an et demi un appartement au Waterfront avec son mari ingénieur. « On a déménagé dans ce quartier lorsque j'étais enceinte, explique t-elle. C’est propre et adapté pour les enfants : il y a des infrastructures pour eux, des pistes goudronnées, c'est plus sécurisant. »
À l’intérieur du centre commercial Galerija – le plus grand de la région, selon l'investisseur du projet – une robe longue à paillettes attire l’attention. L'étiquette affiche 145 000 dinars, soit 1 236 euros. Des prix élevés qui s’observent dans l'ensemble du quartier. Le mètre carré est l’un des plus chers de la capitale. Nemanja s’apprête à changer les draps de son appartement acheté dans l’immeuble Arcadia il y a maintenant trois ans. Il le loue à des touristes 8 210 dinars la nuit, soit 70 euros. Il confirme : « Le mètre carré coûte environ 7 000 euros, et dans la tour derrière moi, cela va jusqu’à 12 000. » Alors que le prix moyen du mètre carré à Belgrade est de 2 489 euros, celui de Waterfront commence à 4 000 d’après les agents immobiliers installés dans le centre commercial pour appâter de futurs investisseurs. À titre de comparaison, dans le quartier le plus coûteux de Strasbourg, il atteint au maximum 4 600 euros.
Même au plus bas, ce prix est bien trop élevé pour une majorité de Serbes. « L’achat d’un appartement à Belgrade Waterfront est bien au-delà des moyens d’un Serbe de classe moyenne, affirme l’opposant Zdravko Janković. Avec le salaire moyen serbe, à environ 900 euros, il faudrait travailler plus d’une vie pour 100 m2 d’appartement. »
Détruire l'histoire de Belgrade
Depuis ses débuts, le projet est bercé par les contestations. Les habitants se sentent dépossédés d'un espace autrefois public, devenu privé et pensé pour des élites. Les événements survenus en 2016 vont marquer un point de non retour.
« Urbanisme autoritaire »
À cause de ce manque de réglementation, le quartier présente des risques. En avril 2024, les balcons de l’immeuble Quartet 3, encore en construction, se sont effondrés. La photographie a alors été partagée sur le site du média proche de l’opposition N1. De plus, derrière la modernité affichée, l’urbaniste Nebojša Čamprag considère que les immeubles de Waterfront ne sont pas aussi avant-gardistes qu’ils en ont l’air. « Ils n'apportent rien en termes d’innovation et de durabilité », souligne-t-il. Pas de façades vertes, ni de matériaux novateurs, par exemple.
Concernant le coût des travaux, les chiffres diffèrent selon les médias. Eagle Hills promettait un investissement de 3 milliards d'euros, mais cette enveloppe a été drastiquement réduite selon l’urbaniste : environ 150 millions d'euros. Pour Nebojša Čamprag, il s'agit « d'un urbanisme autoritaire ».
Du haut de ses 168 m, la Tour de Belgrade surplombe la capitale. Le gratte-ciel en forme de bouteille inversée – conçu par le même cabinet d'architecture que celui à l'origine du Burj Khalifa aux Émirats arabes unis (EAU) – est le monument phare de Belgrade Waterfront. Ce nouveau quartier en construction, rêvé par le président Aleksandar Vučić, doit devenir une vitrine de la Serbie à l'international. Une sorte de Dubaï à Belgrade.
Le projet Waterfront est né d'un accord entre la Serbie et les EAU et c'est une entreprise émiratie qui en est l'investisseur : Eagle Hills. Le quartier devait s'étendre au départ sur 90 ha de terres, en lieu et place de vieux bâtiments, de petites entreprises et d'anciens chemins de fer. Débutés en 2015, les travaux de Waterfront s’étendent sur la rive droite de la Save. Un coin de la ville qui ne ressemble en rien au reste de la capitale serbe. Lisse, géométrique, comme aseptisé.
Derrière son apparente tranquillité, le quartier cristallise les tensions. Depuis le début, les habitants de Belgrade, les autorités locales et les experts ont été écartés du projet. Dans le plan initial, le gouvernement a annoncé, avant même la fin des travaux préparatoires, que les constructions seraient achevées dans six à huit ans. Or ces échéances ne peuvent pas être fixées avant la fin de ces premières étapes du chantier. Aleksandar Vučić a aussi fait adopter une dizaine de lois, comme celle promulguée en avril 2015, qui autorise les expropriations spécifiquement sur la zone où se tient le projet. « C'est pourquoi de nombreuses personnes, y compris les associations d'architectes, au niveau local et national, affirment que la mise en œuvre de ce projet n'est pas légale, explique l'urbaniste serbe Nebojša Čamprag. Les lois et le plan directeur, tous ces documents de planification, n'ont pas été respectés. »
La façade tape-à-l'œil des constructions du nouveau quartier de la capitale ne suffit pas à cacher les tensions autour de l’occupation de l’espace public. Vitrine de la Serbie à l'international fantasmée par le gouvernement, le méga-projet débuté en 2015 est devenu, pour les habitants, l'emblème du manque de transparence des institutions.