Rien d’anormal ici. Les Jordaniens et Jordaniennes, y compris les plus jeunes, ont — presque tous et toutes — délaissé les grandes chaînes de restauration rapide occidentales. L’association de restauration jordanienne estime qu’elles ont perdu 85% de leur chiffre d’affaires. Même l’enseigne aux arches jaunes n’a pas échappé à la mobilisation générale. Un événement a particulièrement révolté la population : l’entreprise qui détenait toutes les franchises du géant américain en Israël, Alonyal, rachetée en avril par la maison-mère, avait pris l’initiative de distribuer gratuitement des repas à l’armée israélienne, quelques jours après le 7 Octobre.
Décembre 2023 : un incendie au cœur de Pétra détruit trente années de trouvailles archéologiques. La consternation demeure chez Thibaud Fournet, actuellement en fouilles dans la célèbre cité antique. La réponse du Parc archéologique de Pétra (PAP) lui reste coincée en travers de la gorge. « Vous avez toujours vos brouettes, où est le problème ? », lui aurait lancé l’institution indépendante, qui gère l’exploitation de la cité vieille de 2 000 ans. Si des Bédouins du village d’Uum Sayhoun, caché derrière les montagnes du site, ont été jugés et emprisonnés, pas un mot dans la presse locale. Le PAP refuse même de s’exprimer sur l’incident.
À la fin de ce voyage dans les rues de cette capitale bouillonnante, je garde en mémoire ce goût et cette odeur omniprésente, voire entêtante à chaque passage devant les échoppes de cuisine ou les étals d’épices. Dans un petit balluchon en plastique, j’embarque mon mélange préféré : le zaatar palestinien et son goût acidulé. C’est comme s’il avait été créé pour être transporté et partagé facilement. « Les personnes obligées de fuir leur pays en avaient toujours sur eux dans des petits contenants facilement transportables, confie Qais Malhas, lui-même exilé palestinien. Aujourd’hui, c’est nous qui en avons toujours sur nous. »
Azilis Briend
12h15. À l’heure où les estomacs commencent à gargouiller, un groupe d’une trentaine d’enfants se rue sur la terrasse étriquée d’un vendeur de shawarma — un sandwich brioché au poulet typiquement jordanien. Or, le cadre a de quoi interloquer. Tout autour, au dernier étage du centre commercial Abdali, situé au milieu d’un quartier d’affaires d’Amman, les autres grandes enseignes sont vides. Le roi du fast-food McDonald’s ou les stars du poulet frit KFC et Popeyes attendent désespérément les commandes des clients. « Ce sont les enfants qui nous ont demandé de manger dans un restaurant qui n’est pas boycotté », témoigne la professeure encadrante.
Une étude en profondeur sur le zaatar
Impossible de s’arrêter à la dégustation. Il faut en savoir plus. « En fonction de la culture culinaire, chaque pays du Levant, chaque région, chaque famille possède sa propre recette », déclare Qais Malhas, jeune chef à la tête du restaurant Shams El Balad, basé à Amman, mêlant cuisine palestinienne et jordanienne. Depuis plusieurs années, il mène un travail de fond sur la diversité et l’identité culturelle de la cuisine arabe. Entre 2018 et 2019, le chef a rassemblé plus de 70 personnes au sein de son food lab, soit « laboratoire alimentaire », pour élucider les secrets du zaatar. Au bout, une étude qui explore la question de A à Z. Ils ont pris le temps d’analyser un grand nombre de mélanges et se sont rendu compte qu’en plus des ingrédients traditionnels certains y ajoutent du carvi, du cumin, des graines de fenouil ou encore de l’anis. « On s’est ensuite intéressé aux herbes de base qui entrent dans la composition du zaatar et on a constaté que la dénomination “thym” qu’on peut voir et entendre partout était en fait inexacte. Selon les territoires, la plante utilisée n’est pas la même. Même si l’origan reste la base commune. Tout est une question de contexte. » Dans son travail de recherche sur les origines du zaatar, il raconte également son exportation à travers le monde : « De la colonisation à la migration en passant par le commerce, il véhicule une grande variété de récits. C’est un fait, les peuples échangent depuis la nuit des temps. »
Réforme du système électoral favorable
Pendant des décennies, les Frères musulmans étaient les alliés du pouvoir royal pour combattre les partis soutenus par l’URSS. Depuis la victoire des islamistes aux élections de 1989 – les premières après la loi martiale – le mode de scrutin favorise largement les élus indépendants au détriment des partis. Encore aujourd’hui, c’est un réflexe pour beaucoup de voter pour un cousin, un voisin, quelqu’un de sa tribu. En échange, les électeurs attendent des élus qu’ils les aident dans la vie de tous les jours. C’est le cas de Samia : la chômeuse de 29 ans votera « pour quelqu’un qui le mérite, qui pourra m’aider avec les factures d’électricité par exemple ».
En 2022, le pouvoir royal nomme une commission pour moderniser la vie démocratique. Pression des puissances occidentales, volonté de réduire l’influence des tribus ou de pouvoir compter sur des partis pour encadrer la vie politique : l’assemblée issue du vote de septembre doit comporter au moins un tiers de représentants d’organisations politiques.
De nouveaux partis proches du pouvoir émergent alors, d’inspiration islamiste à centriste, ils existent pour capter une partie de ces sièges. L’électeur du FAI Ahmed Saleh Albis ne se fait pas d’illusion sur le résultat, « notre parti prendra des sièges, mais le gouvernement s’arrange pour qu’on en ait un nombre acceptable, pas plus ».
La Jordanie fourmille de sites archéologiques, comme la cité antique de Pétra. Mais le désintérêt local pour le patrimoine et le poids du tourisme nuisent à ces trésors historiques.
Des conséquences risquées pour l’emploi
« La vie doit continuer », commente Safa Makawi, presque euphorique à la sortie. Des mots lourds de sens après l’hibernation noire qu’a connue la Jordanie. Pendant plus de trois mois, tout s’est arrêté. Pas de festivités du nouvel an, plus de fêtes, plus d’événements. Le temps était au deuil. La soirée de Mo Amer devait d’ailleurs se tenir le 19 octobre avant d’être reportée au mois de mai. « J’ai trouvé ça normal. En octobre, personne n’avait la tête à rire, ni même à sortir, alors qu’il y a un génocide de l’autre côté de la frontière », affirme Ghaith Alansari qui a repris ses billets sept mois plus tard. « Le temps a passé. Il faut savoir s’offrir des parenthèses de temps en temps », justifie le Jordanien, lunettes de soleil en pleine nuit. Un discours encore inaudible pour une partie du royaume hachémite. Manal al Ali, 44 ans, est d’origine palestinienne, comme beaucoup ici. Amatrice de stand up, elle avait pris des places pour la première date et a choisi de se faire rembourser. « Depuis la guerre, trop de choses ont changé. Par respect pour mes proches, je ne peux pas sortir. Je pense qu’on a mieux à faire dans cette période que de se faire plaisir et de s’amuser », explique-t-elle. « On n’est pas plus utile si on reste chez nous en deuil toute la journée. L’humour est une manière de s’engager aussi », fustige Ghaith Alansari, fier de soutenir la Palestine avec son billet pour Mo Amer.