Pour pallier la fermeture des écoles où elle délivre des cours d'alsacien, Isabelle Grussenmeyer a lancé, dès le 15 mars, sa chaîne Youtube. Elle va continuer cette expérience numérique qui a trouvé son public.
Avec ses doigts, Isabelle Grussenmeyer mime la pluie qui tombe, l’arc-en-ciel qui se dessine dans le ciel. Des illustrations colorées et enfantines s’affichent en haut à droite. Doucement et distinctement, elle énonce le soleil (Sùnne), la pluie (Raje) ou la neige (Schnee). Elle imite le bruit de la grêle et du vent. Face à sa caméra, l’apprentie youtubeuse passe allègrement du français à l’alsacien. Elle propose ensuite de répéter ces sonorités au parfum germanique en marquant des temps de pause. Dès la seconde vidéo, elle remplace des mots de son introduction par leur équivalent en langue régionale : "Guede Morje Kìnder, guede Morje Groossi, guede Morje Kleini" (Bonjour les enfants, bonjour les grands, bonjour les petits). Chaque vidéo est l’occasion d’apprendre une comptine ou du vocabulaire autour de la nourriture ou encore des couleurs. Au 27 mai, la chaîne Youtube de l’autrice-compositrice-interprète de chansons en dialecte comptait 24 vidéos et 125 abonnés.
La première vidéo d’Isabelle Grussenmeyer comptabilise 1 281 vues. © Isabelle Grussenmeyer
Jusqu’à l’âge de 3 ans, l’artiste n’a parlé que l’alsacien. "J’ai appris le français par immersion à l’école. À la maison je n’ai jamais arrêté de parler le dialecte, c’est comme ça dans la famille." Une habitude qu’elle a transmise à ses enfants. Ce sont d’ailleurs les comptines que lui chantait son arrière-grand-mère que l’on retrouve dans ses vidéos. Elle écrit aussi ses propres chansons depuis l’âge de 17 ans, qu’elle interprète partout en Alsace. Plutôt habituée de la scène, cette quadragénaire originaire de Haguenau a décidé de créer sa chaîne Youtube quand elle a su que les établissements scolaires où elle intervient régulièrement resteraient fermés : ”Comme j’avais des projets en cours dans les écoles, les crèches, des spectacles, c’était histoire de pas perdre le contact."
"Ça faisait longtemps que j’attendais une telle initiative"
L’aspect pédagogique de ses petits films a séduit Jean-Georges Levasseur, professeur bilingue français-allemand à l’école primaire René-Spaeth à Ribeauvillé (Haut-Rhin). Il envisage de les utiliser avec ses propres élèves. "On sent vraiment qu’elle intervient dans les classes, il y a un côté pédagogique, elle fait répéter, et c’est très visuel." Ces vidéos sont devenues un rendez-vous bihebdomadaire pour l’enseignant. L’alsacien fait partie de sa vie depuis sa naissance grâce à ses grands-parents : "Je le comprends assez bien mais ce n’est pas une langue que j’utilise au quotidien avec ma femme et mes enfants."
Transmettre sa langue régionale à ses enfants est au contraire une priorité pour Benjamin Ludwig, responsable de l’action culturelle de la communauté de communes du Pays de Ribeauvillé et chanteur dans le groupe de musique traditionnelle Les Hopla Guys. "Je suis constamment en veille sur ce qui concerne la langue régionale, pour moi mais aussi pour mon métier. Ça faisait longtemps que j’attendais une telle initiative." Les vidéos d’Isabelle Grussenmeyer sont parmi les seules que les enfants ont le droit de regarder à la maison. C’est Roméo, 4 ans, qui en est le plus féru. "Il en redemande et surtout, le plus important, il participe. Il répète spontanément. Un résultat que n’arrivent pas à produire certains autres contenus", explique Benjamin Ludwig.
De l'alsacien au Pérou
Si ces vidéos s’adressent principalement à des enfants de 3 à 11 ans, elles touchent en réalité un public bien plus large et quelquefois lointain. Péruvien de 33 ans, Alonso Martens n’a jamais mis un pied en France, mais ce polyglotte qui maîtrise l’allemand s’est pris de passion pour ce dialecte. "J'ai connu l'Alsace grâce à une amie qui a visité Mulhouse il y a quelques années et m’a beaucoup décrit la ville et la région." Un amour inattendu pour l’Alsace qui dépasse le simple intérêt pour la langue : Alonso est aussi un grand fan du Racing club de Strasbourg. Ces vidéos pédagogiques lui permettent de s’initier à l’alsacien : "J’admire Isabelle, c’est une grande artiste. J’aime regarder ses vidéos, elles sont sympas, et elle explique tout très bien." En plus des vidéos, Alonso écoute France Bleu Elsass pour parfaire sa connaissance de la langue, mais aussi de la culture alsacienne. Tout comme le quechua – la langue traditionnelle péruvienne – qu’il apprend également, il a à cœur de revaloriser ces langues régionales pour qu’elles ne disparaissent pas.
Alonso a envoyé tout son soutien aux Alsaciens pendant le confinement. © DR
C’est la démarche du festival Summerlied à Ohlungen qui invite depuis 25 ans des artistes régionaux. Isabelle Grussenmeyer devait s’y produire au mois d’août mais l’événement a été annulé comme tous ceux de la saison auxquels elle devait participer. Elle souhaite donc mettre ce temps à profit pour développer sa chaîne et léguer ce patrimoine linguistique fragilisé par la baisse constante de dialectophones. Cependant, la demande est là. "On voit des jeunes parents qui ne pratiquent plus mais qui veulent quand même transmettre ce dialecte", explique Isabelle Grussenmeyer. "Il y a une prise de conscience pour entretenir la langue."
Claire Birague
Léa Giraudeau
Strasbonding, collectif créé à la faveur du confinement, rassemble natifs et réfugiés autour de l’apprentissage du français. Clémence et Dia échangent trois fois par semaine depuis qu’ils se sont rencontrés via Whatsapp. Ils font partie des trois premiers tandems.
Lors de son volontariat à Casas (Collectif pour l'accueil des solliciteurs d'asile de Strasbourg), Tom Vallée, étudiant en sciences politiques à l’Université de Strasbourg, constate que les deux cours de français hebdomadaires ne suffisent pas aux nouveaux arrivants. "Ce sont surtout les moins intégrés qui sont en demande, ils ne peuvent pas travailler… S’ils pouvaient, ils prendraient des cours toute la journée", souligne le jeune homme, qui fonde le collectif Strasbonding dès le début du confinement, pour relier des réfugiés ou demandeurs d’asile avec des étudiants qui peuvent leur apprendre le français.
Dia et Clémence forment l’un des tandems autour de la langue française. Le père de famille, médecin syrien de 35 ans, est arrivé en France il y a un an. Après un premier contact par Skype avec l’étudiante de 22 ans, le binôme se met à échanger via des appels vidéo sur Whatsapp. Trois fois par semaine, les deux partenaires discutent autour d’un sujet donné comme Alep, la ville d’origine de Dia, parlent de leurs loisirs ou encore évoquent des voyages. "C’est exactement ce dont j’ai besoin", explique Dia. "Je veux pratiquer ce que j’ai déjà appris car malheureusement je n’ai pas trop eu l’occasion de parler avec quelqu’un dont la langue maternelle est le français." Grâce à ce rythme d’échange soutenu, il se sent plus à l’aise au fil des semaines. Le médecin avait déjà eu l’occasion de suivre des cours avant la crise sanitaire à l’IIEF (Institut international d’études françaises) de l’Unistra.
Dia n’a pas été rebuté par la dimension virtuelle des cours, qui est devenue la règle : "Il n’y a pas d’importance si la leçon est en présentiel ou en ligne, parce que j’ai besoin de parler." Le virtuel n’a pas déshumanisé les interactions pour le jeune père de famille, au contraire ! "Le groupe de Strasbonding est très amical", dit-il. Pour Clémence, s’investir était une évidence. “J’ai toujours aimé faire partie d’associations (elle a été bénévole à la SPA, ndlr) et là je me suis dit que c’était un peu l’occasion." La jeune femme reconnaît que le confinement lui a offert un temps précieux, qu’elle a pu consacrer à son nouvel engagement. Dia et Clémence prévoient déjà de se voir autrement que sur l’écran de leur téléphone. "On s’est dit que ça sera plus sympa autour d’un café !", rigole la jeune femme. Dia, lui, ne veut pas arrêter d’apprendre le français. Son objectif ? Acquérir un niveau suffisant pour pouvoir de nouveau pratiquer la médecine dans son pays d’adoption.
Strasbonding doit maintenant concrétiser cet essai. Tom Vallée voudrait transformer le collectif en association en déposant les statuts d’ici à septembre. "Je voudrais monter une campagne de financement participatif et tourner un clip vidéo avec des étudiants qui parlent de l’association pour nous faire connaître." Le jeune homme envisage aussi un partenariat avec le centre Bernanos, la paroisse universitaire de Strasbourg. "Même si je ne reste pas, si la structure est bien en place, d’autres étudiants pourront prendre le relais."
Claire Birague
Léa Giraudeau