L’extension de la ligne F du tram accélère la transformation du quartier gare, dernier bastion populaire de la petite couronne.
Silence, ça pousse ! Rue du Faubourg-National, la voie engazonnée sera prête pour une mise en service de la nouvelle ligne du tramway programmée cet été. L’extension de la ligne F ralliera Koenigshoffen par le boulevard de Metz et la route des Romains. Une transformation d’ampleur pour le quartier gare : une station de tram supplémentaire, moins de places de parkings, plus d’arbres et d’espaces verts, des pistes cyclables. 42 millions d’euros d’investissements publics - sans compter les aménagements des places Sainte-Aurélie et de la Porte-Blanche en bordure du tracé - qui marquent une nouvelle étape de l’embourgeoisement du quartier gare.
La montée en gamme de ce secteur de Strasbourg renforce son attractivité et, dans le même temps, fait grimper les cours de l’immobilier. Philippe Dierstein, agent chez Beausite Immobilier, tient un exemple éloquent : "J’ai vendu un bien en 2017 à 3100 euros/m². Après travaux, celui-ci a été revendu trois ans plus tard 3800euros/m². Montant des travaux exclu, cela fait une plus value de 10% en trois ans!" Sur les cinq dernières années, les prix du m² ont gonflé de 17%¹. Une hausse expliquée, en partie, par l’afflux de ménages aisés.
Deuxième vague de gentrification
Valérie Lozac’h, professeure à Science-po Strasbourg, s’est installée dans le secteur gare en 2006 et a acheté un bien avec son compagnon dix ans plus tard : "Nous voulions habiter dans le centre-ville et c’était le seul quartier accessible financièrement." Un témoignage symptomatique, si l’on en croit Philippe Dierstein: "Quand j’ai commencé en 2006, le quartier était secondaire, mal vu. Petit à petit, entre la Ville, qui a investi beaucoup pour améliorer la qualité de vie, et l’arrivée du TGV, en 2007, le quartier est devenu une alternative pour des gens qui n’ont pas les moyens du centre-ville mais qui ont des revenus confortables."
Valérie Lozac’h appartient à la deuxième vague de "gentrification" venue dans le sillage des artistes et intermittents du spectacle présents autour de la gare depuis la fin des années 1980, avec la création de l’espace Molodoï notamment. Ces "CSP+" se détournent de la banlieue résidentielle et s’implantent dans les anciens quartiers populaires. Du côté de la gare, la proportion de cadres dans la population des 20-64 ans est passée de 15,4% à 23,1% entre 2006 et 2016, selon l’Insee². Dans le même temps, celle des ouvriers est tombée de 13,7% à 11,4%. Comme l’observe la journaliste Myriam Niss, membre de l’Association des habitants du quartier gare et qui y a emménagé il y a trente ans, la gentrification est "lente" et "partielle".
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"Un nouveau public" pour les commerces
Le changement de profil des habitants se ressent aussi au niveau des activités. L’ouverture de la brasserie Le Tigre rue du Faubourg-National, en décembre 2018, en atteste. Vigile à l’entrée le soir, décoration faste à l’intérieur et bière brassée sur place : l’établissement a de quoi attirer "un nouveau public", pour le maître des lieux, Geoffroy Lebold. Une clientèle où se mêlent habitants du centre-ville et du quartier gare. "Certains tout petits commerces disparaissent, relève Philippe Dierstein. Comme le secteur se développe avec des personnes ayant davantage de moyens, des commerçants vendent des produits en adéquation avec cette clientèle, ce qui dynamise la zone."
"Maintenant, les Européennes se font des tresses afro aussi !"
Pour autant, Judith Ubenga Montero n’est pas inquiète. Au contraire, cette patronne de l’un des salons de coiffure afro de la rue de la Course se satisfait de l’arrivée d’enseignes qui attirent "les Européens". Cette nouvelle clientèle fréquente tout autant sa boutique ethnique que des bars branchés, constate-t-elle. "Maintenant, Les Européennes se font des tresses afro aussi !" Elle se soucie plutôt de son loyer qui ne cesse d’augmenter. Pour Geoffroy Lebold du Tigre, le secteur gare attire "des investisseurs immobiliers aux pratiques agressives". Un point de vue partagé par Anne-Marie Victor, présidente de l’Association des habitants du quartier gare. Elle pointe ces biens "rachetés et revendus à la découpe".
Cela étant, Geoffroy Lebold et Anne-Marie Victor louent leurs biens sur la plateforme Airbnb. Une manière de profiter de la transhumance mensuelle des fonctionnaires et députés européens sortant directement de la gare. Une gentrification temporaire qui, elle, fait l’unanimité.
¹ Baromètre de l’immobilier, Notaires de France
² Base de données IRIS (Îlots regroupés pour l'information statistique)
Valentin Bechu
Le processus de gentrification est généralement présenté comme un chassé-croisé entre riches et pauvres, au détriment de ces derniers, poussés hors du centre-ville. Statistiquement, le tableau est plus complexe au quartier gare. Les ouvriers représentaient 13,7% des 20-64 ans en 2006 ; 10 ans plus tard, ils ne sont plus que 11,4% selon l’Insee¹. Une baisse de 2,3 points quasi identique à l’échelle de Strasbourg. Des données qui font écho aux récents travaux de la sociologue et maître de conférence de l’Université de Strasbourg, Anais Collet. Dans un ouvrage paru en 2016 qu’elle a co-dirigé, il est expliqué que "les schémas de vagues successives d’installation de différents groupes issus des classes moyennes et supérieures sont rarement observés tels quels, tout comme l’inexorable et complète éviction, hors des espaces centraux, des habitants 'déjà là' appartenant aux catégories populaires."²
¹ Base de données IRIS (Îlots regroupés pour l'information statistique)
² Marie Chabrol, Anaïs Collet (dir.), Gentrifications, éd. Amsterdam, 2016
© Valentin Bechu