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Située à proximité de la frontière turque, Batoumi a vu sa population augmenter de 46 % en 20 ans, devenant la deuxième ville du pays avec près de 180 000 habitants. Son paysage urbain contrasté est une relique de l’opération de chirurgie esthétique imposée par le gouvernement géorgien après l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili en 2004. À cette époque, femmes et hommes politiques réformateurs se retrouvent aux commandes de l’État, le regard tourné vers l’Occident, où beaucoup ont effectué leurs études. Aspirant à redorer le blason des villes géorgiennes et à les dépecer de leurs vestiges soviétiques, le gouvernement a voulu faire de Batoumi un Las Vegas géorgien. 

La « fille » de Saakachvili

« Pour Saakachvili, Batoumi était une vitrine. C’était un moyen de gagner la confiance des Adjars, qui étaient très critiques face au changement de pouvoir après le départ d’Aslan Abachidze », analyse Malkhaz Chkadua, coordinateur de l’ONG Transparency International à Batoumi. L’Adjarie dispose du statut de république autonome. Elle a sa propre Constitution, ses organes exécutifs et législatifs, et son budget. Aslan Abachidze fut le président haut en couleur du gouvernement adjar de 1991 à 2004. Fortement opposé au pouvoir central, le dirigeant nourrissait l’espoir de mener sa région vers l’indépendance. Ses efforts furent contrariés après l’élection de Mikheil Saakachvili, qui l’a poussé à fuir vers la Russie.

« Miser sur le développement de Batoumi était aussi un signal aux deux territoires sécessionnistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, pour leur montrer que rester dans le giron du pouvoir géorgien permettrait l’investissement et l’amélioration de leurs capitales, Soukhoumi et Tskhinvali, et de leur économie », détaille Malkhaz Chkadua. La ville que Mikheil Saakachvili appelait sa « fille » a fait l’objet d’une modernisation volontariste visible dans l’architecture choisie pour la construction de tours dignes de Dubaï. À l’entrée du boulevard de Batoumi, l’Alphabetic Tower est à la fois le symbole criard de ce projet, et d’un rejet de l’influence soviétique. Finalisée en 2012, la tour de métal et de verre en forme d’ADN est décorée de l’alphabet géorgien, comme pour alimenter un nationalisme en reconstruction.

Couvrir la santé oui, les médicaments non

Le Programme de santé universel (UHCP), système d’assurance-maladie géorgien, a été introduit en 2013. Il couvre 90 % de la population, de manière dégressive en fonction du revenu. L’aide est essentiellement fléchée vers 1,7 million de personnes socialement vulnérables (revenus insuffisants, retraités, personnes en situation de handicap). La couverture de soins primaires couvre notamment les hospitalisations d’urgence. Le diabète de type 2 et les maladies oncologiques font partie des pathologies prises en charge. Le système ne couvre cependant qu’un segment très limité de médicaments. Selon la Banque mondiale, pour 80 % des ménages,  l’UHCP n’a pas amélioré leur accès à ces produits.

M.B.
Q.C.

 

 

138 km - Un avenir incertain pour Kakha 

À un jet de pierre du chantier, une dizaine de maisons délabrées se tiennent en ordre dispersé. Depuis son jardin, Kakha a vue sur les travaux. Sa tenue maculée de boue, les mains noircies par la terre, il s’assied sur le mur en pierre qui délimite sa propriété. Père de trois fils, dont l’un travaille sur le chantier chinois, il semble ne plus percevoir le bruit des engins de construction qui résonne dans les montagnes.

Cela fait douze ans qu'il réside dans ce hameau, à une trentaine de kilomètres de la frontière russe, où ne vivent plus que cinq familles : « En hiver, quand le temps est glacial, c’est difficile. On n’a même pas accès au gaz. » Il espère que la nouvelle route et le tunnel lui permettront de se rendre plus rapidement aux villages alentour, même durant les mois d’hiver, quand les avalanches ensevelissent la route. Sereinement, Kakha redresse sa casquette et allume une cigarette. Même si les conditions de vie sont rudes, il regrette que les jeunes quittent la montagne et leurs familles pour la ville, ou même l’étranger. Après une bouffée de cigarette, il ajoute : « Quand la guerre en Ukraine sera enfin terminée, nous irons mieux, nous et notre pays. »

145 km - Une file interminable de camions

L’ancienne route militaire serpente à nouveau. Ses étroits virages croisent le chemin des chevaux et des vaches sauvages qui peuplent les montagnes, passent devant des maisons abandonnées et d’autres en construction. Sur le bas-côté, les stands se font plus rares.

La chaussée devient de plus en plus accidentée. Sur l’asphalte raviné, les nids-de-poule se multiplient. Et tout d’un coup, ils sont là : des centaines de camions aux plaques d’immatriculation arméniennes, azerbaïdjanaises, géorgiennes, ou russes font du surplace en file indienne, jusqu’à l’horizon. Une voiture de police régule le trafic. 

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les agents veillent à ce que les routiers respectent l’interdiction de circulation pour éviter les embouteillages à la frontière. Les délais d’attente s’allongent en raison du nombre croissant de camions, du « manque de personnel au niveau de la frontière » et de « l’arbitraire de la douane du côté russe », affirme un policier, casquette vissée sur la tête et lunettes de soleil masquant son visage. Sur cette section de la route, il estime le flux à 300 camions.

Les chauffeurs n’ont d’autre choix que de patienter. Cinq Géorgiens tuent le temps en bavardant dans le froid. «  Cela fait trois heures que nous attendons ici, témoigne Zaza, en tenue de jogging et une paire de chaussons aux pieds, mais il faudra compter au moins vingt heures de plus », jauge-t-il, la mine résignée. Un délai « normal » d’après le quinquagénaire qui fait état de délais d’attente pouvant atteindre plusieurs semaines. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le trafic sur la route a « énormément augmenté », note Emzar, routier depuis une trentaine d’années, « nous ne pouvons plus passer par la mer Noire, du côté de Batoumi ». La route militaire géorgienne reste l’unique voie commerciale praticable.

Les camionneurs expliquent ne pas s’occuper de géopolitique. « Je fais mon job », dit simplement Emzar. Quelle que soit la nationalité, c’est la solidarité qui prime : « Hors de question de laisser quelqu’un galérer, ceux qui ont besoin d’aide seront aidés », souligne-t-il, provoquant les hochements de tête approbateurs des routiers. Deux fois par mois ses collègues et lui acheminent leurs marchandises au long des 2 000 kilomètres séparant Tbilissi de Moscou, avant de revenir chargés de blé ou de farine. Chaque traversée leur rapporte environ 2 000 laris (740 euros). Né au temps de l’Union soviétique, Emzar espère une amélioration des relations entre la Géorgie et la Russie afin « d'éviter une guerre ». Zaza insiste : « Sans les relations commerciales avec la Russie, la Géorgie souffrirait. »

Moins de 50 mètres plus loin, le conducteur d’un camion immatriculé en Russie ouvre sa portière avec hésitation, puis se détourne. Comme la plupart de ses concitoyens, il préfère ne pas parler.

L’histoire d’amour dure depuis 25 ans. Celle qui travaille comme manucure au salon Beauty house de Tbilissi ne regrette rien. Pourtant, jamais elle n’aurait accepté que ses trois enfants se marient avant leur majorité. « Ils font des études, je veux qu’ils réalisent leurs rêves », justifie-t-elle. L’idée n’a même pas traversé l’esprit de Zanda, étudiante à l’université d’État de Tbilissi : « Comment peut-on vouloir se marier si jeune ? C’est difficile à comprendre, même en sachant que le contexte était différent. »

124 km - À « l’amitié » russo-géorgienne 

Un peu plus haut, entre la station de ski et le col de Jvari, le monument à l’amitié russo-géorgienne apparaît, perché sur un promontoire. Érigé en 1983 pour célébrer le bicentenaire du traité de Gueorguievsk (1783), par lequel la Géorgie est devenue vassale de la Russie, ce gigantesque arc de cercle fait de pierres et de béton est orné d’une gigantesque fresque incurvée composée de carreaux de faïence. Dans le plus pur style soviétique, elle dépeint l’union des cavaliers russes et géorgiens, et la fraternité des citoyens des deux pays réunis autour du vin et du pain.

L’odeur des crêpes embaume l’entrée du parking. Une trentaine de touristes en parkas et bonnets descendent d’un minibus. Le vent glacial ne dissuade pas Alexej*, un touriste moscovite de 39 ans, d’expliquer à l’un de ses trois fils l’histoire de ce monument « si particulier ». Attaché à la Géorgie, ce père de famille, qui n’a pas été mobilisé pour combattre en Ukraine pour le moment, lance dans un anglais impeccable : « Nous, les Russes et les Géorgiens, sommes un peuple commun, nous avons la même mentalité. »

Ce matin, Alexej est l'un des rares touristes russes à exprimer son opposition au Kremlin. Il regrette que « de moins en moins de Géorgiens parlent russe ». Malgré sa « honte » de Poutine, l'homme refuse d’abandonner sa terre natale. « Ma femme souhaiterait quitter le pays mais à mon avis, c’est à Poutine de partir, pas à nous. » Son espoir : « Une Russie sans dictateur, sans guerre. Une Russie libre de bouger et de parler. » 

137 km - Des Chinois dans le Caucase

Aux abords de Kobi, un nuage de poussière s’élève dans les airs. Des employés en uniforme orange s’activent, tandis que des chiens lézardent sur le sol. Impossible de manquer le panneau couvert d’idéogrammes chinois qui indique la construction d’une nouvelle route.

« En raison du risque d’avalanche et des conditions météorologiques difficiles, le trafic est souvent interrompu », explique Ilia Koreli, un assistant ingénieur supervisant le chantier. Depuis 2019, son employeur, China Railway Group, aménage un nouvel axe de près de 23 kilomètres et perce un tunnel de 9 kilomètres entre Kvesheti et Kobi. Un segment parmi d’autres de la Route de la soie pour Pékin. « Ces infrastructures doivent permettre une circulation plus sûre et plus rapide pour les camions transitant vers la Russie », achève Ilia Koreli.

Le boulevard de Batoumi longe la mer Noire sur 7 kilomètres. © Julien Rossignol

74 km - Solidarité entre routiers

Après Kvesheti, la route prend de l’altitude et les lacets se multiplient. Sergej, un routier arménien de 70 ans, s’est arrêté sur le bas-côté. Pas pour prendre un pause, mais pour « aider un ami à réparer ses freins ». Les deux hommes sont vêtus du même bleu de travail.

Les éboulements fréquents compliquent le trajet, même pour ces camionneurs aguerris. « Nous sommes partis il y a six jours d’Erevan pour nous rendre à Moscou », raconte-t-il, assis au volant de son poids lourd. Briquet à la main, il allume sa gazinière pour réchauffer son café. Sur le tableau de bord devant lui s'entassent des bonbons, de la paperasse et quelques outils de mécano. Derrière, un matelas de 90 centimètres, minutieusement bordé d’une couverture aux carreaux colorés : son dortoir. Si les deux hommes aux yeux fatigués ont acheminé du jus de grenade arménien, ils reviennent chargés de bière russe et de vodka moscovite. « La marchandise est plutôt bonne », s’amuse Sergej derrière ses lunettes de soleil aux verres sépia. 

Un virage après l’autre, les camions aux plaques d’immatriculation arméniennes se suivent. L’E117 est la seule route connectant l’Arménie à la Russie. Bien que pro-européenne, et malgré la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en 2008, la Géorgie reste le carrefour par lequel transitent toutes les marchandises exportées ou importées par la Russie depuis les pays du Caucase.

Selon l’organisation Transparency International, « la Géorgie a reçu environ 3,3 milliards d’euros de revenus de la Russie grâce aux transferts de fonds, au tourisme et à l’exportation de marchandises ». Depuis l’invasion de l’Ukraine, les pays occidentaux ont imposé des sanctions économiques à la Russie, qui les contourne en s'approvisionnant en produits occidentaux via des pays tiers. « Il arrive que nous transportions des produits interdits », révèle un peu nerveusement Sergej avant d’ajouter : « Nous préférons ne pas savoir ce que contient notre cargaison. »

Pendant que Sergej avale la dernière gorgée de son café, un 4x4 vert olive flambant neuf, affublé d’une plaque d’immatriculation géorgienne provisoire, file vers le nord. Les véhicules de luxe font pourtant partie des marchandises bannies par les sanctions. La présence du bolide est une preuve parmi d’autres que la Géorgie n’applique pas les sanctions internationales sur le commerce avec la Russie.

Ketevan Kentchiashvili, 39 ans, a encore un sourire malicieux quand elle évoque la rencontre avec son mari : « À 14 ans, je suis tombée amoureuse d’un beau gosse de 19 ans, et on a tout de suite voulu se marier. » Un passage obligé pour avoir des relations sexuelles dans un pays où les femmes doivent à tout prix préserver leur virginité. Faisant fi des réticences des parents de la jeune fille, le couple se dit « oui » devant les autorités locales de Tbilissi, qui enregistrent leur union, avant d’avoir un enfant dans la foulée. Deux autres suivront, dont Zanda, 20 ans, qui écoute aujourd’hui sa mère raconter son histoire. 

Malgré une volonté accrue de rejoindre l’Union européenne, la Géorgie reste dépendante de l’économie de son puissant voisin slave. Depuis l’offensive russe en Ukraine, cette dépendance est visible tout au long de la route centenaire, devenue l’unique point de passage pour traverser le Caucase. Chaque jour, d’innombrables camions transportent leur précieuse cargaison sur une chaussée parfois dangereuse. Routiers, marchands à la sauvette, restaurateurs, ingénieurs : un pan entier de la population dépend de ses 212 kilomètres d’asphalte.

57 km - L’unique porte d’entrée terrestre vers la Russie

Assise sur une chaise pliante, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Tbilissi, Irina garde les yeux rivés sur la route. Derrière elle, des étoles de laine pendent sur un fil à linge et des babioles sont étalées sur des tables en bois protégées par un parasol. 

Installé au pied du Caucase, au niveau du réservoir de Zhinvali, où l’eau du fleuve Aragvi est retenue par un barrage, son commerce dépend du trafic de la route militaire géorgienne. Comme les autres tenanciers d’échoppes, la quinquagénaire attend « tous les jours, toute l’année » qu'un touriste s’arrête pour lui acheter un magnet, un tapis ou une tasse aux couleurs du drapeau géorgien, « l’objet le plus vendu »

La route qui relie la Géorgie à la Russie est dite « militaire » car elle a été construite et empruntée par les armées du Tsar dans la foulée de l’annexion de la Géorgie au début du XIXᵉ siècle. S’étendant de Tbilissi au poste de contrôle de Lars, à la frontière nord, elle est le principal axe routier transcaucasien.

« La majorité des voyageurs viennent d’Arménie, de Russie et des pays arabes, observe Irana en souriant de ses lèvres gercées par les rayons du soleil, ils sont indispensables, ils financent mon train de vie. » L’an dernier, les touristes lui ont permis de gagner jusqu’à 1 000 laris (370 euros) pendant les mois d’été. Pour retenir les visiteurs, les attractions touristiques au long de la route ne manquent pas : monuments et points de vue grandioses, ainsi qu’une myriade de stands proposant des spécialités géorgiennes. En bonne place : les churchkhelas, ces sucreries bariolées en forme de long bâton fourrées de noix et de coulis de raisin.

Dans le jardin de l'Université d'État de Tbilissi, Ketevan Kentchiashvili et sa fille Zanda prennent la pose. © Juliette Vienot

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