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Equality Movement préfère mettre en place d’autres stratégies. « Il y a des façons de gagner des droits qui ont fonctionné en Europe, mais ça ne signifie pas qu'elles aboutiront aussi en Géorgie. Nous avons besoin d’alternatives plus ancrées dans notre culture », analyse Alla Parunova. Pour son association, organiser une Pride n’est pas une fin en soi. « On se fiche d’avoir plus de visibilité quand on doit déjà s’occuper de personnes discriminées et précaires », explique la militante.
Cette année, les associations queer de Tbilissi se sont concertées pour rester discrètes en ce mois de mai. Elles craignent qu’un événement public ne donne du grain à moudre au gouvernement qui veut faire passer sa loi « anti-propagande LGBT+ ». « On ne veut pas qu’ils nous instrumentalisent pour leur propre agenda politique », affirme avec fermeté Alla Parunova. Elle place beaucoup d’espoir dans la candidature du pays à l’Union européenne. Elle espère que le Rêve géorgien ne gagnera pas les élections législatives fin 2024. Le cas échéant, l’ambition européenne risque de s’éloigner, et avec elle, les avancées sociales tant attendues. L’activiste prévient : « Si nous n’arrivons pas à accéder au statut de candidat, il faudra tout recommencer à zéro. »
Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze
Interférences de l’État
Le parti au pouvoir, Rêve géorgien, revient à la charge en avril 2023, en apportant son soutien à un projet de loi visant à censurer la « propagande » LGBT+. Le texte mentionne l’interdiction de tenir des manifestations promouvant une « propagande d’orientation sexuelle non-traditionnelle », et s’inspire d’une loi russe votée en 2013. Le gouvernement déclare finalement le 3 mai qu’il renonce au texte, préférant que la propagande « saine » de l’Église s'oppose « à une propagande malsaine » en dehors de tout mécanisme juridique.
Une meilleure protection des droits de l’homme des groupes vulnérables est pourtant l’une des priorités fixées par la Commission européeenne pour que la Géorgie puisse obtenir le statut de candidat à l’Union européenne. Le gouvernement ne semble pas aller dans ce sens, mais la société civile montre des signes de tolérance plus large envers les personnes LGBT+. « Le nombre de personnes ayant une attitude extrêmement négative à l'égard de la communauté LGBT+ a diminué d'environ 20 % » entre 2016 et 2022, selon une enquête des Nations Unies. « Je pense sincèrement que la société va changer, à la condition qu’il n’y ait pas d'interférences de l’État », avertit Nargiza Arjevanidz, du Social Justice Center.
L’attaque de l’extrême-droite
Assises dans un coin de la salle, Nino et Tina, 30 et 26 ans, ne sont pas du même avis. « C’est important d’avoir une Pride. J’ai le sentiment que la communauté LGBT+ n’a aucun moyen d’organiser des événements publiquement sans être victime de violences », soupire Nino. Tina ajoute qu’elle se sent doublement victime de discriminations, en tant que femme et lesbienne. Un reflet triste passe dans les yeux de Nino : « J’aimerais vraiment y participer, mais aujourd’hui il n’y a rien à célébrer. »
À partir de cette date, les droits des LGBT+ sont devenus un sujet de société en Géorgie. « C’est un traumatisme mais paradoxalement, ça nous a donné de la visibilité et du pouvoir. Beaucoup ont assumé leur orientation sexuelle et sont devenus activistes », indique Mariam Kvaratskhelia, membre de Tbilisi Pride. En 2019, cette association tente d’organiser une première « Marche pour la dignité », mais se heurte au refus de la police de protéger l’évènement. Elle se contente alors de programmer une discrète semaine thématique ponctuée de conférences et débats.
« Il n’y a rien à célébrer »
Deux ans après, le 5 juillet 2021, l’association retente le coup mais est à nouveau empêchée. Le Premier ministre Irakli Garibachvili, membre du parti au pouvoir Rêve géorgien, demande d’annuler la Marche pour la dignité pour ne pas créer de « désordre ». Sur place, des milliers de manifestants homophobes, entraînés par Zurab Makharadze, le fondateur de la chaîne d’extrême-droite Alt-info, défilent dans les rues et s’en prennent aux journalistes. L’un d’eux meurt de ses blessures quelques jours plus tard. Les locaux d’ONG sont aussi ciblés, dont celui de Tbilisi Pride où des drapeaux arc-en-ciel sont arrachés du balcon. « Le gouvernement est aussi responsable, aucun des organisateurs n’a été arrêté ou jugé », s’insurge Mariam Kvaratskhelia.
Ces lents progrès ne sont pas suffisants pour certaines personnes queer. Dans la capitale, la petite rue Vashlovani fait office de quartier gay, mais affiche pudiquement ses couleurs. Le seul drapeau arc-en-ciel visible trône au bout de la rue, sur la façade de Tbilisi Pride. Le long des bâtiments en brique, les bars gay friendly n’ont pas pignon sur rue. Au n°8, il faut monter un escalier étroit pour accéder au Mozaika, dans lequel Zura travaille depuis plus d’un an. Entre deux préparations de chacha pomme-cannelle, il exprime ses réserves sur la tenue d’une marche dans la capitale. « Même si j’estime que ce n’est pas nécessaire en Géorgie, je soutiendrais l’action. C’est un événement qui est devenu commercial dans d’autres capitales », reproche le barman de 27 ans.
Béret vissé sur la tête et clope au bec, Eduard Jalaghonia est abrité sous un préau, devant une borne de retrait. En se retournant, il laisse entrevoir dans le creux de sa main gauche quelques billets. Aujourd’hui, le Géorgien de 73 ans ne fera pas ses emplettes dans l’une des trois pharmacies de Mtskheta. Pour autant, il connaît un bon plan : « J’ai l’habitude d’aller à Pharmadepot car c’est moins cher. Il y a beaucoup de réductions ici », glisse l’homme à la moustache jaunie, l’air amusé.
Si le retraité bénéficie de remises liées à son âge par la pharmacie, sa pension n’excède pas 200 laris par mois (74 euros). L’achat de médicaments plombe l’essentiel du budget de celui qui souffre d’un diabète de type 1 et d’hypertension. Pour s’occuper de leur santé dans la ville aux trois monastères, chef-lieu de la région la plus rurale du pays — le Mtskheta-Mtianeti — les habitants doivent mettre la main à la poche.
Un monopole industriel et économique
Les difficultés d’accès aux médicaments sont connues de tous les Géorgiens. 96 % des dépenses pharmaceutiques sont financées par les citoyens sur leurs propres deniers, selon un rapport de la Fondation Curatio. De fait, la moitié d’entre eux ne parvient même pas à se procurer les médicaments que le médecin leur prescrit. Le système de couverture santé, qui garantit une prise en charge très lacunaire, n’a pas d’effets notables sur ce point, laissant de nombreux ménages sur le carreau. Pour y remédier, l'État plafonne depuis janvier le prix d’environ 1 200 médicaments parmi les 10 450 autorisés sur le marché. Cette réforme vise à baisser leur prix de 40 %. L’accessibilité de ces produits reste encore aujourd’hui relative au vu de leur montant, mais certainement pas à cause d’un manque de pharmacies. Leur concentration n’échappe d’ailleurs à aucun habitant de Tbilissi. Le long de l’interminable avenue Chavchavadze congestionnée par les voitures, les établissements se succèdent : Aversi, PSP, JSC Gepha et Impex.
Derrière ces quatre enseignes, des sociétés pharmaceutiques qui accaparent la majorité des revenus du secteur. Ensemble, elles cumulaient plus de 2 milliards de laris (740 millions d’euros) de chiffre d’affaires en 2021, soit 50 % du marché. Aversi compte 145 officines dans la capitale et ses alentours, possédant même une branche de production. Avec ses concurrents, elle réalise 75 % des importations du secteur. À titre de comparaison, 249 entreprises du médicament étaient recensées la même année en France. La plus lucrative ne captait que 5,5 % de parts de marché.
« Le secteur s’est entièrement privatisé »
Les prémisses de cette mainmise ont lieu dans la foulée de la Révolution des roses, en 2003. Le pays a alors du mal à entretenir des infrastructures soviétiques trop coûteuses, et cède à vil prix ses hôpitaux à ces entreprises émergentes : « Le gouvernement a fait une offre que ces groupes ne pouvaient pas refuser en se débarrassant de ces infrastructures presque gratuitement. Il n’y avait plus rien dans les immeubles, tout était à refaire, analyse Irakli Margvelashvili, président de l’Association des entreprises pharmaceutiques de Géorgie. Au bout de quelques années, la Géorgie progressait plus vite que les autres pays en développement. Le secteur est devenu rentable et s’est presque entièrement privatisé. »
Aversi détient des pharmacies, mais également des cliniques. Cet agrégat de parts dans différents secteurs de la santé augmente le risque de conflits d’intérêts. « Il existe même des partenariats entre les médecins et les pharmacies. Au moment où le patient achète un type de médicaments prescrit par un médecin partenaire, ce dernier touche un bonus », renchérit Irakli Margvelashvili. La majorité des Géorgiens n’utilisent pourtant pas d’ordonnance. Excepté pour les narcotiques, la loi n’indique aucune obligation de visite chez le médecin pour acheter des médicaments.
Le cartel dans le viseur de l’État
Le « Big Four » a été plusieurs fois réprimandé par les autorités en raison d’une logique de cartel. La dernière remontrance date du 23 mars, le gouvernement les accusant d’avoir triplé artificiellement les prix des traitements contre le cancer à la suite de l’adoption de la réforme. Le ministère de la Santé déclare alors que « les groupes pharmaceutiques pourraient avoir abusé de leur position dominante et, de concert, porté atteinte à l’intérêt des citoyens et à l’État qui finance le traitement des patients atteints de cancer ». Dans le cas de ces pathologies, les patients bénéficient d’une couverture s’étendant jusqu’à 25 000 laris par an (9 260 euros). Une prise en charge trop légère compte tenu de la hausse actuelle des prix. Fin mars, l’Agence nationale pour la concurrence a ouvert une enquête sur ces procédés.
Milan Busignies
Quentin Celet
Avec Giorgi Demetrashvili et Tamta Chkhaidze
17 mai 2023, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Des milliers de Géorgiens et Géorgiennes défilent dans les rues de Tbilissi en brandissant pancartes et drapeaux. Dessus, non pas des couleurs arc-en-ciel, mais un papa, une maman, trois enfants et des icônes religieuses. Depuis 9 ans, l’Église orthodoxe du pays s’approprie cette journée pour défendre la « famille pure », entendez les couples hétérosexuels mariés. La récupération du 17 mai fait suite à l’adoption, en 2014, d’une loi interdisant les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Le rejet de cette législation par l’Église et l’impossibilité de la communauté LGBT+ géorgienne à organiser une Pride, ou « marche des fiertés », symbolisent les difficultés à faire valoir ses droits et à être visible dans l’espace public.
Les événements survenus le 17 mai 2013 en sont un exemple. Ce jour-là, une cinquantaine de femmes lesbiennes et transgenres se réunissent sur l’avenue Rustaveli, l’une des plus importantes de la ville, pour un flash mob initié par l’association queer Identoba. Avant même que la musique retentisse, plusieurs milliers d’ultra-conservateurs galvanisés par les diatribes homophobes de prêtres orthodoxes forcent les cordons de police et s’attaquent violemment à elles. Les autorités décident de conduire les militantes hors de la ville et les font monter dans des minibus. En quelques secondes, ils sont encerclés par la foule qui leur jette des pierres. « Nous avions l’impression d’être mises en cage, c’était déshumanisant », se rappelle avec émotion Alla Parunova, de l’association Equality Movement. Dix-sept personnes sont blessées et plusieurs ONG vont jusqu’à qualifier ces agressions de « pogrom ».
Si les idées progressistes font leur chemin, la communauté LGBT+ géorgienne peine à se faire entendre. Le gouvernement, qualifié de pro-russe, multiplie les tentatives pour la faire disparaître de l’espace public.