Le module est validé, il peut être inséré dans un article pour être consulté par les internautes.
« Les minorités sont particulièrement vulnérables à la désinformation », avance-t-elle, en rappelant que la volonté d’adhésion à l’UE est notablement plus faible dans cette région que dans le reste de la Géorgie. « Moscou adapte ses discours de manière très fine pour les atteindre, en jouant sur leur faible intégration à la société géorgienne », observe la journaliste.
Les fake news font tache d’huile
« D’après nos études, la société géorgienne est très perméable à la désinformation et aux influences étrangères », commente Sandro Gigauri, qui travaille lui aussi à la MDF. Une vulnérabilité qui s’explique notamment par l’absence de tradition journalistique – ici, les médias les plus anciens datent de 1991, année de l’indépendance – et au fait qu’aucun média de référence n’a encore émergé. Ces dernières années, des médias anglophones comme Georgia Today, InterpressNews ou Civil Georgia gagnent en popularité, notamment auprès de la jeunesse éduquée, mais les principales sources d’information des Géorgiens restent des chaînes de télévision aux lignes éditoriales partisanes et des réseaux sociaux où tous les coups sont permis.
« La plupart des Géorgiens font totalement confiance aux informations relayées par leurs proches, regrette Sandro Gigauri. Les fake news font tache d’huile, surtout auprès des personnes âgées qui prennent tout ce qu’elles voient et lisent pour argent comptant. » Pour sensibiliser le public et enseigner les bons réflexes à adopter face aux informations suspectes, la MDF organise des sessions d’éducation aux médias. Dotée de moyens modestes, l’ONG a fait le choix de les proposer à des publics stratégiques. « Les professeurs des écoles, en premier lieu, explique le chercheur, car quand ils sont exposés à la désinformation, ils deviennent des relais auprès des jeunes. » Les étudiants sont l’autre public ciblé par la MDF, qui organise chaque samedi dans ses locaux des cours destinés à développer leur esprit critique et leurs capacités de fact checking.
Matei Danes
Avec Mariam Kvavadze
En Géorgie, tout le monde a déjà mis les pieds à Roustavi. Chaque nouveau propriétaire de véhicule, qu’il soit de citoyenneté géorgienne ou non, doit passer en personne dans ce centre administratif pour récupérer sa plaque d’immatriculation. À quelques mètres de cette entité du ministère des Affaires intérieures : des milliers de voitures à perte de vue. Les nuages affleurent les immenses lampadaires des parkings. Revendeurs et particuliers arpentent ce drôle de capharnaüm de 225 000 m², slalomant entre les files de bagnoles plus ou moins réparées.
« Dighomi était un vrai bazar oriental »
Si la Géorgie ne produit pas de voitures sur son territoire, l’automobile représente pourtant son deuxième secteur d’exportation, soit 830 millions d’euros en 2023. Après la Révolution des roses en 2003, un réseau d’exportateurs, d’importateurs et d’ateliers de réparation commence à se former à Dighomi, dans la banlieue ouest de Tbilissi. Cette situation n’a pas échappé à Kaxa Lomidze, directeur marketing de Caucasus Auto Import. Fondée en 2004, l’entreprise importe des voitures reconditionnées des États-Unis pour des particuliers. « En Géorgie, nous avons l’avantage d’avoir un port sur la mer Noire », explique-t-il.
Jusqu’en 2009, l’État n’est pas présent à Dighomi pour enregistrer les transactions et prélever des droits. « C’était un vrai bazar oriental », décrit Yaroslava Babych, à la tête du Centre de recherche en macroéconomie de l’École internationale d’économie de Tbilissi. Le ministre de l’Intérieur géorgien décide alors de délocaliser le marché de voitures à Roustavi, à 25 kilomètres au sud-est de la capitale. Il y implante un complexe administratif délivrant licences et plaques d’immatriculation, tout en prélevant des taxes.
Le bleu des yeux de Tsira Svanadze est toujours aussi limpide, même à travers l’écran d’un smartphone, à 9@nbsp;000 kilomètres de Tbilissi. Ses ambitions de « comprendre mai 68 et l’émancipation des femmes pour amener ces idées » en Géorgie ne se sont pas réalisées. Il y a 20 ans, son portrait ouvrait notre magazine News d’Ill. Mariée à 17 ans, mère à 18, divorcée à 24, et marquée par la guerre civile en Abkhazie, son parcours illustrait l’évolution d’un pays libéré du joug russe.
Après son départ aux États-Unis en 2007 pour des études de langues, Tsira n’a jamais fait demi-tour. « Il n’y a pas de barrières ici, et davantage d’opportunités », dit en français la femme de 47 ans jointe en visioconférence. Vivant à Chicago, elle est devenue psychologue et a refait sa vie outre-Atlantique. Elle n’est pas la seule à avoir quitté le navire : sa sœur est aussi en Amérique et sa fille de 30 ans, Nita, s’est installée à Samsun en Turquie.
À Koutaïssi, sa ville d’origine, il ne reste plus que ses parents. « Parmi mes amis, tout le monde a émigré en Europe ou aux États-Unis. Je fais partie de la génération perdue. » Et quand elle leur a rendu visite pour la première fois après 11 ans, en décembre 2021, le choc a été brutal. « J’ai beaucoup pleuré. J’ai vu du désespoir partout. » Des immeubles ont poussé, les villes se sont métamorphosées. « C’est dégueulasse, il n’y a plus d’espace vert, de parc. »
Loin des yeux, près du cœur
Avant de s’envoler pour l’Amérique, les manifestations de 2003 et le changement de pouvoir en 2004 lui avaient fait nourrir beaucoup d’espoir. « C’était la révolution, je pensais que quand j’allais revenir, j’allais pouvoir travailler pour mon État. » Désillusion. « Beaucoup de choses ont changé, mais pas dans le bon sens. Tout le monde pense pour soi et pour sa poche. » Depuis l’Illinois, Tsira porte un regard bien pessimiste sur le futur de la Géorgie. « Je suis déçue du gouvernement actuel, c’est douloureux de voir qu’il se rapproche de la Russie. » Et sur la question de l’intégration à l’Union européenne, son avis est mitigé : « Je suis pour, mais pas avec la mentalité actuelle des Géorgiens. Il faut changer de valeurs, garantir l’égalité hommes-femmes, l’accès à l’éducation, à l’assurance santé… »
Dépitée, la quadragénaire ne se voit plus retourner vivre dans son pays natal. « Il n’y a rien de bon là-bas », souffle-t-elle en évoquant tout de même une nostalgie de Koutaïssi et son pont blanc. « J’en rêve souvent. Mais j’ai recréé ma Géorgie ici : je me suis remariée avec un expatrié, donc on parle géorgien et je cuisine des khachapouri, des lobianis, des aubergines… »
« Elle a désormais la ferme intention de se réaliser en Géorgie », concluait notre portrait écrit en 2003. Une ambition abandonnée. Ses espoirs d’un renouveau géorgien, Tsira les reporte désormais sur « la nouvelle génération ».
Camille Aguilé
Luc Herincx
Pare-chocs enfoncés, voire totalement absents. Volants à gauche, parfois à droite. Rien d’anormal en Géorgie. Si les routes fourmillent de ce type de véhicules, ce n’est pas un hasard. Depuis une dizaine d’années, le pays occupe une place centrale dans le commerce international de la voiture d’occasion. Avec une clientèle venue de pays frontaliers comme l’Azerbaïdjan ou l’Arménie, mais aussi d’Asie centrale comme le Kazakhstan, le car market de Roustavi est le plus grand marché d’automobiles retapées du Caucase et illustre la place majeure de ce secteur dans l’économie de la Géorgie.
« Ma Toyota Camry de 2018 vient des Etats-Unis, je l’ai rachetée à un Géorgien et je vais la revendre au Kazakhstan. » Omizhan pointe sur son smartphone le périple qui l’attend jusqu’à son pays. Dans une annexe du car market de Roustavi, la condensation envahit les vitres. Au milieu d’un attroupement d’une trentaine d'hommes, cet imposant Kazakh cherche à trouver une place pour s’asseoir. « Je dois passer par la Russie, c’est moins cher que de traverser l’Azerbaïdjan et la mer Caspienne en bateau. » Celui qui se dit géologue arpente ce trajet de tout juste 6 000 kilomètres aller-retour, quinze jours par mois, lorsqu’il n’est pas occupé par son « activité principale ». Revendre des automobiles, un « hobby » non négligeable selon Adilkhan, un de ses compatriotes présents dans la salle, qui dit gagner entre 500 et 3 000 dollars par voiture. Lui aussi effectue ce trajet régulièrement, « sept à dix fois par mois », précise-t-il.
Concurrencer Russia Today
Une autre vulnérabilité du public géorgien tient à la proportion de russophones dans le pays. Environ 15 % de la population est issue de minorités ne parlant pas géorgien, ce qui les amène à s’informer via des médias russes. Cette particularité rend la Géorgie perméable au soft power russe, juge Ani Kistauri. « Depuis l’invasion de l’Ukraine, la propagande russe s’est intensifiée, observe cette dernière. Les médias russes discréditent en permanence l’Ukraine et ses alliés occidentaux, instillent la peur et le rejet en affirmant, par exemple, que l’Occident cherche à promouvoir "l’agenda LGBT" en Géorgie. Cela permet à la Russie orthodoxe de se présenter en gardienne des traditions et en alternative à la décadence occidentale. »
Pour lutter contre l’influence des chaînes pro-Kremlin dans le pays, un média géorgien en langue russe s’est créé en 2017. La chaîne TOK TV, basée à Tbilissi et dans la région de Samtskhe-Javakheti, dont la moitié des 160 000 habitants sont Arméniens, entend concurrencer les médias russes comme Russia Today ou Sputnik Georgia. « Notre ambition est d’en finir avec les ghettos informationnels auxquels sont assignés les minorités de Géorgie », affirme la journaliste Natia Kuprashvili, l’une des fondatrices de TOK TV. « C’est malheureux de constater que le point commun entre un Arménien, un Azéri, un Abkhaze et un Sud-Ossète est que tous parlent russe, estime la journaliste. Nous nous sommes débarrassés de l’Union soviétique, mais la langue russe reste un vecteur de domination. »
Pour contrer cette influence, la chaîne, dont l’audience est estimée à 300 000 spectateurs réguliers, propose des informations régionales, nationales et internationales, ainsi que des programmes spécialisés, comme la série « Ce que Moscou dit et montre », où Natia Kuprashvili dissèque la propagande du Kremlin pour en exposer les ressorts. Un effort nécessaire, notamment en Samtskhe-Javakheti, juge-t-elle.
Dans le Caucase, la route militaire géorgienne dessine une histoire géopolitique dont le dernier épisode en date est l’invasion de l’Ukraine. De Tbilissi à la frontière russe, News d’Ill a arpenté cet axe majeur.
Dans la nuit du 7 mars 2023, des milliers de Géorgiens se rassemblent à Tbilissi devant le parlement pour protester contre la « loi russe », votée par le parti majoritaire Rêve géorgien. Le texte vise à stigmatiser les ONG occidentales en les forçant à s’enregistrer comme « agents de l’étranger ». Face à la résistance de l’opposition et de la société civile, le gouvernement retire sa loi, mais prépare sa riposte dans les médias privés contrôlés par ses alliés.
Dès le lendemain, la chaîne de télévision d’extrême droite Alt-Info assimile les manifestants à des émeutiers. Le bandeau indique : « Vandalisme au rassemblement des radicaux pro-Occident ». Le 12 mars, sur Imedi TV, chaîne de télévision pro-gouvernementale, l’homme d’affaires Vato Shakarishvili, fondateur du mouvement Georgia First, affirme que l’ambassade américaine a piloté la contestation. Le 13, dans une interview au site d’information La Géorgie et le monde, l’universitaire pro-russe Shota Apkaidze met en garde : « Le Kremlin suit avec attention cette tentative de coup d’État, dont l’objectif est d’ouvrir un second front contre la Russie. »
Armées de trolls et de bots
« Ces offensives médiatiques sont courantes en Géorgie », commente Ani Kistauri, salariée de la Media Development Foundation (MDF). Créée par des journalistes en 2008, l’ONG documente les failles du système médiatique géorgien. « Lorsque le gouvernement est en difficulté, explique la chercheuse, il mobilise ses alliés et soi-disant experts, lève des armées de trolls et de bots pour discréditer l’opposition et justifier son action. » Une instrumentalisation des médias très efficace dans un pays en 77e position du classement de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières. En cause : l’extrême polarisation de son paysage médiatique, où les patrons de presse ont un contrôle absolu sur la ligne éditoriale, et la multiplication des agressions de journalistes ces dernières années.
La chercheuse, spécialisée dans le fact checking, traque les informations mensongères ou trompeuses, propagées de manière coordonnée sur les réseaux sociaux, comme Facebook, de loin le plus populaire de Géorgie. Un partenariat conclu en 2020 entre la MDF et l’entreprise Meta, propriétaire de Facebook et Instagram, a permis d’épurer en partie les réseaux sociaux.
Les victimes elles-mêmes n’ont pas forcément conscience de leurs droits, et les unions sont rarement des « mariages forcés » au sens strict, contrairement aux années 1990. Ce sont parfois les jeunes eux-mêmes qui en prennent l’initiative, comme l’ont fait Ketevan et son mari. Une façon d’échapper au contrôle de leur sexualité dans une société très patriarcale. « Une grande valeur est accordée à la virginité des filles, donc les parents les découragent de flirter pour préserver leur réputation », détaille Tamar Dekanosidze d’Equality Now.
Au-delà de la criminalisation, Mariam Bandzeladze insiste sur l’importance de susciter une prise de conscience des populations sur le mariage des mineures, pour « s’assurer que cette pratique ne soit plus acceptable socialement ». Le chantier commence à peine, et prendra des générations.
Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze
Peu de condamnation pour ces crimes
« Personne ne sait vraiment ce qu’il se passe », signale Neli Kareli, juriste de l’ONG Sapari. Les écoles, médecins ou hôpitaux ont bien l’obligation de communiquer sur ces crimes, mais une enquête n’est ouverte que si l’adolescente enceinte a moins de 16 ans, l’âge de la majorité sexuelle en Géorgie. « Et dans beaucoup de cas, les filles refusent de parler quand la police les interroge », regrette Neli Kareli.
La transformation de Batoumi comme plusieurs autres villes visait aussi à relancer l’économie et l’emploi en berne depuis la chute de l’Union soviétique. Dans cette optique, le gouvernement a adopté une politique ultra-libérale et mis en place un programme de privatisation des services de l’État générant 1,2 milliard d’euros. « De 2009 à 2012, le gouvernement central envoyait autour de 100 millions de laris [36 millions d’euros, ndlr] chaque année pour améliorer les infrastructures », relate Malkhaz Chkadua. Profitant de ce contexte, les investisseurs affluent vers l’Adjarie, qui enregistre en moyenne 109 millions d’euros d’investissements étrangers par an depuis 2009. L’activité induite par l’injection de ces capitaux a eu plusieurs effets positifs pour l’économie et pour les habitants de Batoumi. « Le gouvernement était pressé, il voulait obtenir un imaginaire et une dynamique de développement, que les gens allument la télé et voient sur les cinq chaînes nationales que Saakachvili ouvre des usines, de nouveaux hôtels, ou des écoles à Batoumi, comme à Anaklia ou à Telavi [deux autres villes géorgiennes visées par cette politique de modernisation, ndlr] », commente Malkhaz Chkadua.
Le pari du tourisme
Les secteurs du bâtiment et du tourisme étaient vus par l’État comme les moyens principaux pour assurer la croissance du pays. L’emplacement de Batoumi sur la mer Noire permettait d’y implanter une station balnéaire. Les efforts en ce sens ont payé, et se reflètent dans l’augmentation du nombre d’hôtels et de touristes. Une dizaine de casinos se sont aussi installés. Ils attirent un large public venu de Turquie, où les jeux d’argent sont illégaux. En mai, la ville n’a toutefois pas le panache flamboyant que lui prêtent prospectus et cartes postales. Sur la plage grise, les rares promeneurs doivent cohabiter avec un tractopelle à la manœuvre pour lisser le sol. Les manèges de foire grinçants alignés sur le boulevard de Batoumi donnent l’impression d’un parc d’attraction désaffecté. Le silence pesant est brisé çà et là par des rabatteurs qui tentent de convaincre quelques passants de s’essayer au parapente de mer. Summum de ce panorama glauque : les bars de plage sont délabrés, faute d’entretien hors de la période estivale. Difficile d’imaginer les soirées chaudes qui ont animé le Beach Club. Il n’abrite plus que des piles de transats en plastique sale baignant dans l’odeur d’urine, et une piscine à l’eau noire et vaseuse.