Vous êtes ici

Le module est validé, il peut être inséré dans un article pour être consulté par les internautes.

L’histoire d’amour dure depuis 25 ans. Celle qui travaille comme manucure au salon Beauty house de Tbilissi ne regrette rien. Pourtant, jamais elle n’aurait accepté que ses trois enfants se marient avant leur majorité. « Ils font des études, je veux qu’ils réalisent leurs rêves », justifie-t-elle. L’idée n’a même pas traversé l’esprit de Zanda, étudiante à l’université d’État de Tbilissi : « Comment peut-on vouloir se marier si jeune ? C’est difficile à comprendre, même en sachant que le contexte était différent. »

124 km - À « l’amitié » russo-géorgienne 

Un peu plus haut, entre la station de ski et le col de Jvari, le monument à l’amitié russo-géorgienne apparaît, perché sur un promontoire. Érigé en 1983 pour célébrer le bicentenaire du traité de Gueorguievsk (1783), par lequel la Géorgie est devenue vassale de la Russie, ce gigantesque arc de cercle fait de pierres et de béton est orné d’une gigantesque fresque incurvée composée de carreaux de faïence. Dans le plus pur style soviétique, elle dépeint l’union des cavaliers russes et géorgiens, et la fraternité des citoyens des deux pays réunis autour du vin et du pain.

L’odeur des crêpes embaume l’entrée du parking. Une trentaine de touristes en parkas et bonnets descendent d’un minibus. Le vent glacial ne dissuade pas Alexej*, un touriste moscovite de 39 ans, d’expliquer à l’un de ses trois fils l’histoire de ce monument « si particulier ». Attaché à la Géorgie, ce père de famille, qui n’a pas été mobilisé pour combattre en Ukraine pour le moment, lance dans un anglais impeccable : « Nous, les Russes et les Géorgiens, sommes un peuple commun, nous avons la même mentalité. »

Ce matin, Alexej est l'un des rares touristes russes à exprimer son opposition au Kremlin. Il regrette que « de moins en moins de Géorgiens parlent russe ». Malgré sa « honte » de Poutine, l'homme refuse d’abandonner sa terre natale. « Ma femme souhaiterait quitter le pays mais à mon avis, c’est à Poutine de partir, pas à nous. » Son espoir : « Une Russie sans dictateur, sans guerre. Une Russie libre de bouger et de parler. » 

137 km - Des Chinois dans le Caucase

Aux abords de Kobi, un nuage de poussière s’élève dans les airs. Des employés en uniforme orange s’activent, tandis que des chiens lézardent sur le sol. Impossible de manquer le panneau couvert d’idéogrammes chinois qui indique la construction d’une nouvelle route.

« En raison du risque d’avalanche et des conditions météorologiques difficiles, le trafic est souvent interrompu », explique Ilia Koreli, un assistant ingénieur supervisant le chantier. Depuis 2019, son employeur, China Railway Group, aménage un nouvel axe de près de 23 kilomètres et perce un tunnel de 9 kilomètres entre Kvesheti et Kobi. Un segment parmi d’autres de la Route de la soie pour Pékin. « Ces infrastructures doivent permettre une circulation plus sûre et plus rapide pour les camions transitant vers la Russie », achève Ilia Koreli.

Le boulevard de Batoumi longe la mer Noire sur 7 kilomètres. © Julien Rossignol

74 km - Solidarité entre routiers

Après Kvesheti, la route prend de l’altitude et les lacets se multiplient. Sergej, un routier arménien de 70 ans, s’est arrêté sur le bas-côté. Pas pour prendre un pause, mais pour « aider un ami à réparer ses freins ». Les deux hommes sont vêtus du même bleu de travail.

Les éboulements fréquents compliquent le trajet, même pour ces camionneurs aguerris. « Nous sommes partis il y a six jours d’Erevan pour nous rendre à Moscou », raconte-t-il, assis au volant de son poids lourd. Briquet à la main, il allume sa gazinière pour réchauffer son café. Sur le tableau de bord devant lui s'entassent des bonbons, de la paperasse et quelques outils de mécano. Derrière, un matelas de 90 centimètres, minutieusement bordé d’une couverture aux carreaux colorés : son dortoir. Si les deux hommes aux yeux fatigués ont acheminé du jus de grenade arménien, ils reviennent chargés de bière russe et de vodka moscovite. « La marchandise est plutôt bonne », s’amuse Sergej derrière ses lunettes de soleil aux verres sépia. 

Un virage après l’autre, les camions aux plaques d’immatriculation arméniennes se suivent. L’E117 est la seule route connectant l’Arménie à la Russie. Bien que pro-européenne, et malgré la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en 2008, la Géorgie reste le carrefour par lequel transitent toutes les marchandises exportées ou importées par la Russie depuis les pays du Caucase.

Selon l’organisation Transparency International, « la Géorgie a reçu environ 3,3 milliards d’euros de revenus de la Russie grâce aux transferts de fonds, au tourisme et à l’exportation de marchandises ». Depuis l’invasion de l’Ukraine, les pays occidentaux ont imposé des sanctions économiques à la Russie, qui les contourne en s'approvisionnant en produits occidentaux via des pays tiers. « Il arrive que nous transportions des produits interdits », révèle un peu nerveusement Sergej avant d’ajouter : « Nous préférons ne pas savoir ce que contient notre cargaison. »

Pendant que Sergej avale la dernière gorgée de son café, un 4x4 vert olive flambant neuf, affublé d’une plaque d’immatriculation géorgienne provisoire, file vers le nord. Les véhicules de luxe font pourtant partie des marchandises bannies par les sanctions. La présence du bolide est une preuve parmi d’autres que la Géorgie n’applique pas les sanctions internationales sur le commerce avec la Russie.

Ketevan Kentchiashvili, 39 ans, a encore un sourire malicieux quand elle évoque la rencontre avec son mari : « À 14 ans, je suis tombée amoureuse d’un beau gosse de 19 ans, et on a tout de suite voulu se marier. » Un passage obligé pour avoir des relations sexuelles dans un pays où les femmes doivent à tout prix préserver leur virginité. Faisant fi des réticences des parents de la jeune fille, le couple se dit « oui » devant les autorités locales de Tbilissi, qui enregistrent leur union, avant d’avoir un enfant dans la foulée. Deux autres suivront, dont Zanda, 20 ans, qui écoute aujourd’hui sa mère raconter son histoire. 

Malgré une volonté accrue de rejoindre l’Union européenne, la Géorgie reste dépendante de l’économie de son puissant voisin slave. Depuis l’offensive russe en Ukraine, cette dépendance est visible tout au long de la route centenaire, devenue l’unique point de passage pour traverser le Caucase. Chaque jour, d’innombrables camions transportent leur précieuse cargaison sur une chaussée parfois dangereuse. Routiers, marchands à la sauvette, restaurateurs, ingénieurs : un pan entier de la population dépend de ses 212 kilomètres d’asphalte.

57 km - L’unique porte d’entrée terrestre vers la Russie

Assise sur une chaise pliante, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Tbilissi, Irina garde les yeux rivés sur la route. Derrière elle, des étoles de laine pendent sur un fil à linge et des babioles sont étalées sur des tables en bois protégées par un parasol. 

Installé au pied du Caucase, au niveau du réservoir de Zhinvali, où l’eau du fleuve Aragvi est retenue par un barrage, son commerce dépend du trafic de la route militaire géorgienne. Comme les autres tenanciers d’échoppes, la quinquagénaire attend « tous les jours, toute l’année » qu'un touriste s’arrête pour lui acheter un magnet, un tapis ou une tasse aux couleurs du drapeau géorgien, « l’objet le plus vendu »

La route qui relie la Géorgie à la Russie est dite « militaire » car elle a été construite et empruntée par les armées du Tsar dans la foulée de l’annexion de la Géorgie au début du XIXᵉ siècle. S’étendant de Tbilissi au poste de contrôle de Lars, à la frontière nord, elle est le principal axe routier transcaucasien.

« La majorité des voyageurs viennent d’Arménie, de Russie et des pays arabes, observe Irana en souriant de ses lèvres gercées par les rayons du soleil, ils sont indispensables, ils financent mon train de vie. » L’an dernier, les touristes lui ont permis de gagner jusqu’à 1 000 laris (370 euros) pendant les mois d’été. Pour retenir les visiteurs, les attractions touristiques au long de la route ne manquent pas : monuments et points de vue grandioses, ainsi qu’une myriade de stands proposant des spécialités géorgiennes. En bonne place : les churchkhelas, ces sucreries bariolées en forme de long bâton fourrées de noix et de coulis de raisin.

Dans le jardin de l'Université d'État de Tbilissi, Ketevan Kentchiashvili et sa fille Zanda prennent la pose. © Juliette Vienot

[ Plein écran ]

Les camions s'approchent du poste-frontière de Lars, dernière étape avant l'entrée en territoire russe. © Lucia Bramert

Devenue la deuxième plus grande ville du pays en 20 ans, la cité côtière se veut la vitrine d’une Géorgie moderne. Mais sa transformation ne bénéficie pas à tous ses habitants.

Autour du grand boulevard qui longe la plage de galets de Batoumi, la faible houle de la mer Noire paraît plate face aux imposantes vagues de construction qui ont submergé la ville depuis 2004. Des gratte-ciels clinquants, de luxueux hôtels et plusieurs casinos surplombent des immeubles sinistrés aux façades décrépites qui peuplent la capitale de la région d’Adjarie, dans le sud-ouest de la Géorgie. Dans l’air flotte l’odeur agressive du terminal pétrolier sur laquelle est assise la ville.

Argokhi, un village au nord de la région de Kakhétie, se vide doucement de sa population. Les derniers jeunes perpétuent une agriculture familiale, malgré l’appel de la capitale et une réalité économique difficile.

Pages