Une cinquantaine de civils sont morts lundi dans des bombardements d'hôpitaux dans le nord de la Syrie. Ces attaques sont symboliques d'une stratégie militaire propre au conflit syrien.
"Pas de terroristes, ni de combattants, de simple bébés." Quelques heures après les frappes sur l'hôpital syrien "mère-enfant" d'Azaz, l'ONG française Syria Charity publie sur Twitter une courte vidéo prise dans l'établissement. Des nouveaux-nés dans des couveuses, une salle sans électricité où des adultes entrent précipitamment.
1ers instants après le bombardement. Pas de terroristes, ni de combattants, de simples bébés #CrimeContreHumanitaire pic.twitter.com/wzW9EXMiFa
— Syria Charity (@SyriaCharity) 15 Février 2016
Au moins 14 civils, d'après les Nations unies, ont péri sous les missiles tombés le 15 février sur Azaz, ville frontalière avec la Turquie, dans la province syrienne d'Idlib. En comptant les victimes de l'attaque contre la ville de Maaret al-Noumen et son hôpital soutenu par Médecins sans frontières (MSF), ce sont cinquante personnes qui sont mortes au total. Aucune responsabilité n'a encore été établie, mais les ONG accusent la Russie, alliée du régime de Damas. Moscou a démenti ce matin avoir visé les deux villes.
Une stratégie militaire très utilisée en Syrie
Loin d'être des cas isolés, ces deux attaques illustrent une stratégie militaire poursuivie par la Syrie depuis le début de la guerre. En novembre 2015, l'ONG Physicians for Human Rights a publié un rapport sur les frappes visant les services de santé en Syrie depuis 2011. 329 frappes ont visé des structures médicales, et 687 membres du personnel soignant sont décédés. Ce rapport est accompagné d'une carte qui recense ces attaques et leurs responsables.
D'après les chiffres de l'ONG, qui s'appuie sur des sources associatives, militaires et des témoignages, 90 % de ces frappes auraient été réalisées par le régime syrien ; son allié russe aurait touché une douzaine d'hôpitaux depuis son implication dans le conflit en septembre. Le rapport se concentre plus précisément sur les hôpitaux d'Alep, dont "plus de deux tiers ne fonctionnent plus". Concernant les médecins de la ville, 95 % d'entre eux ont "fui, été emprisonnés, ou été tués".
L'hôpital, zone légalement neutre
Toute guerre s'arrête normalement à l'entrée d'un hôpital. Les conventions de Genève, et notamment la quatrième, signée en 1949 après la Seconde guerre mondiale, désignent les structures médicales comme une zone neutre qui ne doit pas être visée par les belligérants. "Chaque attaque [sur des structures médicales] est un crime de guerre, rappelle Physics for Human Rights dans son rapport. Etant donné la nature systématique de ces attaques par les forces gouvernementales syriennes, ces violences constituent même un crime contre l'humanité."
Plusieurs motivations peuvent pousser des forces armées à attaquer des hôpitaux, et toutes sont présentes en Syrie. Les hôpitaux sont souvent visés délibérément afin d'empêcher le rétablissement des ennemis. Or, "depuis cent cinquante ans, explique Marco Sassoli, professeur de droit international public à l'université de Genève, on a accepté l'idée que celui qui est blessé est neutre jusqu'à son rétablissement". Cette notion est pourtant remise en question dans le conflit syrien.
"Le régime, mais aussi l'opposition agissent dans ce sens, explique le professeur Sassoli. On le voit quand ils empêchent le passage du matériel chirurgical vers les villes assiégées." L'aide médicale et la protection des blessés étaient d'ailleurs au coeur des accords signés à Munich vendredi 12 février, rapidement rompus les jours suivants.
Une logique plus large de terre brûlée est par ailleurs à l'oeuvre en Syrie, explique Marco Sassoli. "On attaque de façon indiscriminée les villes et les villages contrôlés par l'ennemi, et les structures de santé en font partie. C'est sans doute ce qui s'est passé lundi, d'après moi."
Les attaquants des hôpitaux s'appuient parfois sur une exception à leur neutralité prévue par les conventions de Genève. Un établissement suspecté de servir de base à des forces armées peut être visé, mais uniquement après un délai et un avertissement donné par l'assaillant avant de l'attaquer.
"Dans ce cas, on doit tout de même respecter les règles, précise M. Sassoli. Puis il faut organiser une enquête indépendante sur place. C'est ce que MSF a demandé à Kunduz en Afghanistan : les Etats-Unis ont touché un hôpital à l'automne en expliquant qu'ils avaient été visés depuis l'établissement." L'ONG avait demandé que la Commission internationale humanitaire d'établissement des faits (IHFFC) fasse soit chargée de l'enquête, mais ni les Etats-Unis, ni l'Afghanistan, ni les Talibans n'avaient donné leur accord. Pour l'instant, une enquête internet des Etats-Unis, et une de l'OTAN sont en cours.
Quels sont les recours possibles ?
Malgré une situation connue de tous, aucune sanction n'a encore été prise. La Syrie et la Russie ont toutes deux signé les conventions de Genève, et sont donc tenues d'en respecter les obligations. Mais elles n'ont pas ratifié le Statut de Rome sur la Cour pénale internationale (CPI). "[Celle-ci] ne peut donc pas poursuivre des personnes qui ont commis un crime en Syrie", conclut Marco Sassoli.
Quant au Conseil de sécurité de l'ONU, il est bloqué par le veto russe. De plus, la Turquie est aussi responsable de certaines attaques contre des structures médicales et, explique le professeur Sassoli, "elle est protégée par l'Europe, qui en a besoin pour garder les deux millions de réfugiés présents sur son sol".
Les Etats sont aussi compétents à juger les responsables de tels crimes de guerre. "S'il était prouvé qu'un officier russe a donné l'ordre de bombarder un hôpital, la justice française ou suisse par exemple, pourrait le juger." L'ONG Trial avait ainsi réussi en 2011 à faire inculper par la justice suisse Khaled Nezzar, ancien général algérien, pour crimes de guerres commis durant la guerre civile. Entendu pendant deux jours, il avait ensuite été remis en liberté contre la promesse de participer à la suite de la procédure. Le général a contesté le procès en invoquant son immunité, ce qui a été rejeté par le Tribunal fédéral suisse en 2012 ; l'affaire est donc toujours en cours.
Certaines organisations non gouvernementales tentent de prévenir de telles attaques, en diffusant des informations sur le respect des traités ou en intervenant au sein des centres de formation des armées. L'ONG l'Appel de Genève a ainsi créé un jeu pour smartphone, "Combattant, pas Assassin", qui tente de sensibiliser les combattants au droit de la guerre. La version disponible sur Android depuis octobre 2015 a pour l'instant été téléchargée un peu plus de 1000 fois.
Le jeu "Combattant, pas Assassin"/Capture d'écran du site de l'Appel de Genève
Mathilde Loire