Des bêtes en cage. Tel fut le sentiment des salariés français, luxembourgeois et belges d'Arcelor Mittal mercredi après-midi. Las de voir leurs gouvernements respectifs impuissants face aux fermetures des usines du leader mondial de l'acier, ils avaient décidé de s'unir pour faire bouger la Commission européenne. Mais à part une petite délégation de l'intersyndicale, aucun salarié n'aura vu la tour de verre du Parlement européen. Accueillis par un dispositif de sécurité important, ils n'ont pu bouger de l'esplanade du Parc des Expos. Une nouvelle raison de libérer la colère des uns contenue depuis des mois. Un élément de plus faisant baisser la tête des autres.
"Je n'ai plus rien à perdre. J'ai déjà tout perdu alors peu importe, s'il faut balancer des pavés sur la tronche des CRS, je le ferai." Comme pour ce Belge, la peur a disparu chez une partie des manifestants présents mercredi. Ne reste que la colère. La colère de voir une multinationale "jouer avec son boulot". La haine envers un industriel milliardaire qui supprime des emplois "car c'est moins cher ailleurs". La fureur d'être reçu à Strasbourg par des gendarmes mobiles parés au combat. "Que voulez-vous qu'on fasse d'autre qu'aller à l'affrontement, se demande un salarié liégeois. On perd nos boulots, on manifeste, mais de toute façon, rien ne change. Quand la parole n'est pas écoutée, reste la langue des poings et des pavés."
Troisième affrontement en trois semaines
Quelque 1 300 emplois menacés sur le site de Liège, 629 dans l'expectative à Florange... Le conflit social qui dure depuis des mois au sein des différentes usines européennes Mittal menace d'exploser. Une bombe à retardement que les rencontres prévues au Parlement européen étaient censées désamorcer. Pour les salariés qui ont fait le déplacement, souvent la quarantaine passée, les raisons d'y croire sont proches du néant. Reste les coups d'éclat. Cela avait déjà dégénéré à Bruxelles et à Namur en janvier. Ter repetita à Strasbourg. Sans surprise.
Reportage : Etienne Grelet / Baptiste Cogitore
Les manifestants voulaient voir le Parlement, ils trouvent une souricière. Issues bloquées, ils tournent en rond. Les heurts avec les gendarmes s'intensifient et quand un homme est à terre, à moitié conscient après avoir reçu un tir de flash ball au visage, une ambulance vient exfiltrer le blessé. Les barrages bleus s'ouvrent et se referment aussitôt sur les métallos. Rien n'a changé. De retour dans leur cage, la ronde recommence. L'absurde peut reprendre.
"C'est l'heure de la révolte"
Lorsque les pierres, bouteilles ou barres de fer volent de toutes parts, c'est la rage d'ouvriers en danger qui s'exprime. "On n'en peut plus. Tout le monde s'en fout. Quel que soit le gouvernement, c'est la même chose. Il y a un homme, Mittal, qui fait ce qu'il veut. On vient manifester pour défendre nos emplois, et c'est la police qui nous attend. Si ça doit péter pour que tout le monde prenne conscience de ce qui se passe en Europe, eh bien, que ça pète !"
Celui qui se surnomme "Monsieur Fondeur" hurle dans son mégaphone. Des airs de révolution. "Camarades liégeois, camarades français, camarades luxembourgeois, c'est l'heure de la révolte !" Pour ce Florangeois pur souche, "les gouvernements doivent prendre conscience qu'aujourd'hui c'est la sidérurgie, mais demain il y en aura d'autres. Quand plus personne n'aura rien à perdre, ce ne seront plus 1000 types dans la rue, mais dix, vingt, cent fois plus. C'est maintenant qu'il faut agir." Tant que la colère est encore maîtrisable. Lorsqu'elle n'a pas déjà disparu.
Politique et désespoir
Certains ont baissé, sinon la tête, du moins les armes. Ni banderole, ni projectile ne trouvent place dans leurs mains. Ils restent en retrait des affrontements. Parmi eux, un petit groupe de luxembourgeois regarde la scène, amer et désabusé. "Il ne faut pas engueuler ceux qui jettent des pierres, ils font ce qu'ils pensent être le plus utile", confie l'un d'entre eux. Et son collègue de répondre : "Mais il n'y a plus rien d'utile. On vient là, on se montre, mais on sait bien ce qui nous attend, c'est comme ça." La résignation semble avoir gagné la bataille dans le coeur de ces gaillards. Pour eux, le système politique y est pour beaucoup. Ou plutôt, l'absence de politique. "On a élu des gens à la tête d'institutions qui n'ont plus aucun pouvoir, assène Frédéric. Mittal dicte sa loi aux politiques. Alors, nous, qu'est-ce qu'on peut faire ?"
Ces résignés tentent quand même d'équilibrer la violence des plus énervés. Mais violence ou résignation, le résultat social ne semble pas bien différent. Des milliers d'emplois restent menacés. Un temps suspendue, la réunion entre l'intersyndicale et le président du Parlement, Martin Schulz a finalement eu lieu. Reste à savoir si ce type de rencontre apaisera la colère, et redonnera espoir.
Texte et photos : Lorraine Kihl et Thibaud Métais