Vous êtes ici

De la rue Tacite à la rue Sénèque, cela fait plus de 40 ans que la famille Foulouh vit dans la cité du Hohberg. Et elle compte bien y rester. 

 

Le goûter du samedi, chez les Foulouh, c’est une institution. Aujourd’hui, c’est Mouna qui reçoit. Après avoir gravi les quatre étages et s’être déchaussés à l’entrée, cousins et cousines s’embrassent, heureux de se retrouver. Ici, pas de chaises : il faut enjamber les autres pour trouver une place sur l’imposant canapé qui encadre la table ronde du salon. Trois générations sont réunies. Les petits-enfants, d’abord : Sana, sa cousine Rislene et la fratrie Amal, Anissa et Amine. Les enfants : Najima, l’aînée, et Mouna, la benjamine. Enfin, la grand-mère Louisa, la « grande madame Foulouh », comme elle aime se présenter.

 

Arrivé du Maroc dans les années 1970, Haddou Foulouh s’est installé au Hohberg avant de faire, quelques années plus tard, une demande de regroupement familial. Sa femme Louisa et leurs enfants l’ont rejoint en 1977. « Il faisait froid, j’avais 7 ans, c’était en février », se souvient Najima, en soufflant sur sa tasse de café. La famille n’est jamais repartie.

Au moment de quitter le cocon familial, les enfants de Louisa et Haddou ont choisi eux aussi de s’installer dans la cité. Rue Sénèque, dans l’immeuble voisin, résident Ahmed, sa femme Zoulikha et leurs trois enfants « On se voit du balcon ! », s’exclame Anissa, ignorant sa console de jeu quelques instants. A seulement quelques mètres de là, rue Tacite, vivent Mouna, Sana et le reste de la famille. Quant à Najima, elle vient juste de quitter le Hohberg, pour la route des Romains toute proche. Seul Karim, le cadet, s’est « éloigné ». Avec sa famille, il réside dans un quartier pavillonnaire de Lingolsheim, à cinq kilomètres de Koenigshoffen. « C’est trop loin », se désole Louisa les bras croisés « à pied, je ne peux même pas y aller. » Cette femme de 70 ans, coiffée d’un hijab et les mains teintées de henné, est le véritable pilier de la famille. Et elle aime savoir ses enfants près d’elle : « Je profite de mes petits-enfants, ils grandissent à côté de moi. » 

 

Rester au Hohberg, c’est avant tout rester près de sa famille. « Ils ont besoin de moi, j’ai besoin d’eux », déclare Mouna, en lançant un regard complice vers sa mère. Cette dernière l’a beaucoup soutenue à la naissance de sa fille. « C’est vraiment ma deuxième maman, confirme Sana au sujet de la grande madame. On aime aller chez notre grand-mère, on se retrouve souvent chez elle le week-end, c’est spontané. » dit-elle, la main posée sur sa poitrine. La famille s’en amuse d’ailleurs : « Si pendant quelques semaines, elle ne nous invite pas à manger, ça va paraître bizarre », plaisante Amal. A ce moment, Mouna revient de la cuisine, un gâteau et un saladier de friandises dans les mains. A peine posés sur la table, les enfants se ruent dessus avec joie.

Pour Amal comme pour les autres, cette proximité géographique crée une relation particulière. Alors, quand Mouna évoque l’idée de s’installer dans une maison dans la campagne strasbourgeoise, ses enfants refusent catégoriquement. « On a nos habitudes ici, et on aime ça, rétorque sa fille Sana. J’ai jamais quitté le quartier, c’est sécurisant parce qu’on sait pas comment ça se passe ailleurs. Et puis je peux voir mes grands-parents, ma tante, mes oncles, mes petits-cousins, ma cousine, mes parents, mon frère… » Sa grand-mère sourit. La jeune femme de 18 ans n’envisage pas de s’éloigner à plus d’un quart d’heure à pied de la cité.

 

L’histoire des Foulouh est aussi liée à celle du Hohberg. « On a grandi avec le Hohberg, il a évolué, on a évolué avec lui », souligne Najima. Sa petite sœur approuve. Au fil des années, cette cité de Strasbourg s’est développée avec ses commerces, ses établissements scolaires, ses services sociaux et administratifs. « C’est pratique, il y a tout à proximité », ajoute Mouna, en agitant son doigt autour d’elle.

 

Dans la famille Foulouh, Amal fait figure d’exception. A 20 ans, la jeune étudiante, en service civique dans une école, veut tenter sa chance ailleurs, en frappant à la porte de la capitale. « J’aime pas tellement l’ambiance de ce quartier. J’ai connu que ça, maintenant je veux voir autre chose. » Un sujet, maintes fois abordé lors des réunions familiales, qui ne manque pas d’émouvoir Louisa. A l’autre bout de la table, sa petite-fille la rassure : « Vous viendrez me voir j’espère. On est une tribu ! »

Atelier "Slow Couture ", deux samedis par mois à La Fabrique, 91 route des Romains, Strasbourg. 03 88 12 23 87 / lafab.org

Le projet Secret Garden entre en scène en 2008, lorsque Frank Immobilier rachète le site. Le promoteur obtient ce terrain inconstructible en échange de sa dépollution. Il prévoit un complexe résidentiel de 226 logements répartis sur huit bâtiments et 3,5 hectares de terrain au bord de la Bruche. Aucune installation d’énergie renouvelable n’est envisagée.  Le projet s’inscrit dans la politique municipale du logement, qui vise à réhabiliter les friches industrielles et à augmenter le parc immobilier. Le plan d’occupation des sols est modifié en 2010 et rend cette zone inconstructible habitable. L’association Koenigshoffen Demain conteste alors ce nouvel aménagement mais perd le procès devant le tribunal administratif de Strasbourg (TA) le 18 décembre 2014. La Ville attribue donc le permis de construire en 2015 et le chantier démarre. "Le site offre des caractéristiques exceptionnelles avec les abords bucoliques du canal de la Bruche et sa piste cyclable au sud et du Muhlbach à l’ouest", annonce la page web de Secret Garden. Le promoteur présente ce projet comme axé sur la nature, avec une "architecture apaisante". Pourtant, cet espace est loin d’être vert pour tout le monde…

“On savait qu’on ne commencerait pas les travaux en période hivernale”

“C’était une décision d’expulsion brutale”, dénonce Eric Schultz, l’un des élus verts présents le matin du 30 octobre 2012. “On savait qu’on ne commencerait pas les travaux en période hivernale”, affirme l’actuel adjoint municipal, soutien historique du 2 route des Romains. Par sa présence, il a souhaité “empêcher les dérapages toujours possibles de la force publique et, au moins, en être témoin”. Son appui a divisé au sein de l’équipe municipale. “Le maire estimait que ce n’était pas mon rôle”, ajoute-t-il.

Dans la ligne majoritaire, l’ex-adjoint de quartier Eric Elkouby ne laisse planer aucune ambiguïté sur sa position : “Je me suis battu jusqu’à la démolition”. En cause, selon lui, l’insalubrité des lieux, qu’il compare volontiers à l’effondrement récent de maisons rue d’Aubagne à Marseille. De son côté, Isabelle n’a jamais constaté de signes d’insalubrité dans le logement. En 2010, une décision de justice l’avait d’ailleurs confortée : le caractère urgent de l’expulsion allégué par la Cus (Communauté urbaine de Strasbourg, devenue Eurométropole de Strasbourg, EMS) n’avait pas été établi. Isabelle pense que le problème ne vient pas de l’insalubrité mais de la crainte d’une responsabilité de la mairie. “Ils s’en foutent que les gens prennent des risques s’ils ne sont pas responsables”, lâche-t-elle, amère.

“Ni entrée, ni bar”

Pendant six ans, une dizaine de personnes aux profils éclectiques ont vécu dans cette ancienne ferme à deux étages comportant huit chambres aménagées. Eric Elkouby considère qu’ils étaient proches de l'extrême gauche. Isabelle insiste sur la diversité des motivations au sein du groupe. Des événements ouverts au public étaient organisés plusieurs fois par an, rassemblant parfois des centaines de personnes. “Ni entrée, ni bar”, peut-on lire sur les affiches sérigraphiées de l’époque, comme un résumé de la philosophie du lieu, avec la gratuité comme priorité. Concerts, pièces de théâtres, performances, projections de films… Les squatteurs ont même donné des spectacles de marionnettes, qui ont attiré des jeunes de Koenigshoffen.

Hassan

37 ans

Marié, deux enfants

Proches installés au Hohberg : parents

L’histoire de ce site au cœur de la controverse commence avec l’installation des imprimeries magazines des DNA dans les années 1960. Située rue Jean-Mentelin, au sud-ouest de Koenigshoffen, elle connaît d’abord une ère alsacienne, avec la société Jean Didier. Le nom de Québecor lui vient du repreneur canadien qui découvre en 1994, au moment du rachat, la pollution de la nappe phréatique. Un pompage est nécessaire pour confiner la zone et le rapport du laboratoire Lisec confirme la présence de ces polluants en 2005. La cause : des fuites dans les citernes d’encre ont provoqué une forte contamination au toluène et aux hydrocarbures, des substances toxiques et cancérigènes. L’amiante des murs menace aussi de se disperser et d’affecter la population. L’usine ferme ses portes en 2006 et ses locaux sont laissés à l’abandon. Son état de délabrement pendant deux ans pousse l’association Koenigshoffen Demain à demander le confinement du site avec le soutien d’Eric Elkouby, alors adjoint du quartier.

 

Le site, au bord du canal de la Bruche, fait partie du Parc Naturel Urbain crée en 2010 grâce à un partenariat entre la Ville et l'association ZONA. © Claudia Lacave

"Ici c’est moins pire, la chambre est plus grande", affirme-t-il. Mais le quinquagénaire regrette un manque d’accompagnement : "On nous propose le strict minimum. Un toit, c’est tout". Pour un loyer de 409 euros par mois, Jean-Marie ne bénéficie d’aucune aide.

L’ambition affichée par Adoma est claire : la résidence sociale est temporaire. Le principe est d’héberger des personnes en difficulté, le temps qu’elles trouvent une situation stable. La plupart des locataires bénéficient ainsi des minima sociaux, certains sont retraités, peu sont salariés. Mais dans les faits, l’occupation peut être longue. Movsar réside ici depuis deux ans et n’a aucune idée du temps qu’il va y séjourner. "Je ne pense pas m’éterniser, mais je me suis fait au quartier, j’ai mes habitudes." De son côté, Jean-Marie n’a qu’un souhait : "partir au plus vite". Mais dans sa situation, il ne parvient pas à obtenir un logement dans le parc immobilier traditionnel. "Impossible de trouver un garant, de payer des frais d’agence… Je suis bloqué, se décourage-t-il. Il y a des gens qui sont là depuis plus de dix ans. Moi, ça fait déjà trois ans et je n’en peux plus."

Ehmade aussi voudrait s’en aller. Après un périple en bateau depuis la Libye et deux refus à la frontière, l’homme de 52 ans est arrivé en France en 2014. Réfugié politique, il a fui le Soudan en raison de la guerre. Après un passage par Paris et par la jungle de Calais, il a rejoint Metz et enfin Strasbourg.

[ Plein écran ]

La bâtisse est détruite en avril 2013, six mois après l’expulsion. 
© Papier Gâchette 

Ehmade, Jean-Marie et Movsar ont beau être voisins aux "Romains", ils ne communiquent pas. Ils ne parlent respectivement que l’anglais, le français et le russe. "Je ne peux échanger qu’avec des russophones, principalement des Arméniens, Géorgiens, Ukrainiens", lâche le Tchétchène. Pour les autres, la conversation se limite à de brèves formules de politesse. "Presque personne ne parle français ici, on se rapproche inévitablement des personnes venant de la même zone géographique", déplore Movsar. Les trois hommes ne connaissent même pas le prénom des autres. Ils partagent pourtant la même "unité de vie", section regroupant trois à cinq personnes avec cuisine, douche et toilettes communes. 

Un manque d'accompagnement 

Jean-Marie est né à Strasbourg. S’il s’est retrouvé aux Romains, c’est parce que sa vie a basculé en 2014. Sa femme le quitte, il perd emploi et logement. Après un bref passage en centre d’hébergement au Neuhof, dans une chambre "qui ressemblait à une cellule de prison", il se retrouve dans ce logement sur le conseil d’assistants sociaux.

Pages