Le module est validé, il peut être inséré dans un article pour être consulté par les internautes.
De l’autre côté de la très fréquentée Mosquée Sharif Hussein bin Ali, dans la rue commerçante Ar-Razi, Hadi Manzalawi est assis dans sa boutique de souvenirs vide. Le jeune homme a dû arrêter ses études de droit en octobre. Les revenus de la boutique de souvenirs de son père ne suffisent plus à payer des salariés.
Celui qui vit à Amman pour ses études a donc décidé de revenir à Aqaba pour l’aider à gérer son magasin. La situation est d’autant plus éprouvante pour les professionnels du secteur que ces dernières années, la ville s’était remise du Covid et connaissait un nouvel âge d’or.
Omar Shoshan n’est pas seul à dénoncer ces dérives, dont la grande perdante est l’écologie. Samia Tarabeya est une activiste environnementale et militante druze pour la sauvegarde des traditions communautaires d’Azraq. Elle déplore une productivité qui n’a plus rien à voir avec les traditions communautaires revendiquées par les élus locaux. La jeune femme se sent trahie par les autorités et rapporte avoir fait face à de lourdes pressions : « On est faibles face aux responsables politiques. Ils sont originaires d’ici mais ce qui compte pour eux, c’est leur place de privilégiés. »
« Être plus autonomes en eau »
« On doit se référer aux pratiques ancestrales en bonne intelligence avec l’oasis », renchérit Omar Shoshan. Le sol n'étant pas suffisamment riche, des archéologues ont justement noté que, par le passé, les terres d’Azraq n’étaient pas utilisées pour l’agriculture. Jusque dans les années 1970, le maraîchage est resté à l’échelle domestique et les habitants dépendaient essentiellement des ressources offertes par l’oasis.
« Personne ne vous en parlera », introduit Mohammed*. Les minutes passent et cet ancien agriculteur accepte finalement d’évoquer le sujet tabou : les puits qui pullulent dans cette terre assoiffée. Mohammed parle de puits « non certifiés », la plupart les qualifieront d’« illégaux ». Si un décompte fiable est compliqué à obtenir, on en compterait entre 150 et 500 à Azraq. Ceux connus des autorités sont simplement considérés comme « enregistrés ». « Le gouvernement utilise des satellites, jure Mohammed, désabusé. Aucun puits ne lui échappe. » Ce fléau a un nom. « C’est le surpompage », tranche Omar Shoshan, natif d’Azraq et président de l’Union environnementale de Jordanie (JEU), rassemblant une dizaine d’Organisations non gouvernementales (ONG) environnementales. Pourtant, sur le papier, les propriétaires doivent respecter des critères si restrictifs que les acteurs locaux estiment qu’il est « impossible d’en creuser ». Du moins, d’en creuser légalement. À l’inverse, Omar Shoshan dénonce le laxisme gouvernemental. D’après son expérience, il faudrait « renforcer la loi ».
Aujourd'hui, près des deux tiers des citoyens jordaniens ont des origines palestiniennes. Ancrés dans l’identité du pays, tous ne bénéficient toutefois pas du même statut. Elle-même d’origine palestinienne, la spécialiste jordanienne Oroub El-Abeb analyse la question de l’identité dans la région, notamment depuis le 7 Octobre.
L’aéroport a perdu près de 71 % de ses passagers
Avant, les touristes venaient d’Israël, des États-Unis et d’Europe. « Même si depuis mars, nous avons plus de voyageurs venant de Jordanie ou de pays voisins, nous ne sommes toujours pas au niveau de l’année dernière », explique une responsable d’un hôtel cinq étoiles de la ville. L’aéroport a perdu près de 71 % de ses passagers entre janvier et mars. Une autre statistique résume la situation : en novembre 2022, une vingtaine de bateaux de croisière avaient débarqué au port d’Aqaba. Un an plus tard, ils n’étaient que deux. Dans cette station balnéaire du sud de la Jordanie, la grande majorité des habitants vivent du tourisme. Dans les ruelles étroites et habituellement bondées du centre, les boutiques, les restaurants et les centres de plongée se succèdent. Mais en ce printemps, seuls quelques touristes arpentent les rues. De nombreux magasins ont déjà baissé le rideau, d’autres vont peut- être suivre. « Je réfléchis à fermer ma boutique, parce que le loyer est trop cher », témoigne Seham Yassen au milieu de ces bracelets, colliers et autres accessoires faits main dans sa boutique du centre-ville. Son mari, conducteur de taxi, a lui perdu son travail au début de la guerre. La commerçante s’inquiète du financement des études de leurs quatre enfants. « J’ai dû les mettre dans une école publique car on ne pouvait plus payer les frais dans le privé. »
Depuis la guerre israélo-arabe de 1948, les vagues de réfugiés se sont multipliées sur le territoire jordanien. La chercheuse Oroub El-Abed rappelle que les exilés palestiniens n’ont pas tous le même statut dans le pays, les Gazaouis étant les plus défavorisés.
Le jeune guide dévale les larges marches en pierre qui longent les murs du château historique de la ville d’Aqaba. Oussama Bulbul arrive à la place de la révolte arabe en indiquant de son doigt les choses remarquables. « La place devrait être pleine de monde à cette heure », indique l’homme de 22 ans. La vue s’ouvre sur la mer Rouge, ses quelques yachts, et les lumières de la ville d’en face, encerclées de montagnes à 6 kilomètres de là : Eilat, en Israël. Le vent fait flotter le drapeau de la révolution arabe au milieu de la place, quelques personnes se sont rassemblées autour du mât pour profiter du soleil couchant. Habituellement, lorsqu’il se rend ici, il accompagne un groupe de voyageurs. C’était sa vision en 2022 lorsqu’il a lancé son entreprise Aqaba by Locals. Mais, « entre octobre et mars nous n’avons eu aucune réservation. C’était vraiment difficile », déplore le guide. Depuis le 7 Octobre et le début de la guerre à Gaza, les voyageurs internationaux manquent à Aqaba : ils se sont réduits de moitié depuis le début de l’année, selon l’Autorité économique spéciale d’Aqaba (Aseza).
Diplomatie de l'eau : la paix dans les tuyaux
Israël pose ses conditions. En mai 2024, le contrat accordant 50 millions de mètres cubes d’eau israélienne par an à la Jordanie devait prendre fin. Conclu en 2021, il s’agit d’un complément aux accords de Wadi Araba, un traité de paix qui prévoyait déjà la même quantité d’eau, depuis 1994. L’État hébreu, conscient de la dépendance de son voisin à son eau désalinisée, en joue pour obtenir ce qu’il souhaite. Il conditionne aujourd’hui le renouvellement de cet accord au réchauffement de leurs relations diplomatiques et à l'arrêt des déclarations hostiles à son égard par Amman. La Jordanie ne s’est pas encore positionnée sur ces demandes, exprimées dans les médias.
Après la riposte de l’État hébreu à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, le Royaume avait suspendu, en novembre, un autre traité pas encore ratifié : l’accord « eau contre énergie ». Chacun use de son pouvoir. « Pouvez-vous imaginer un ministre jordanien assis à côté d’un ministre israélien pour signer un accord, alors qu’Israël tue notre peuple à Gaza ? » a déclaré Ayman Safadi, ministre jordanien des Affaires étrangères. Cet accord sur les rails depuis 2021 prévoyait l’échange annuel de 200 millions de mètres cubes d’eau israélienne, contre 600 mégawattheures d’énergie solaire produite en Jordanie. Comme le traité de Wadi Araba, il est fortement contesté dans les manifestations jordaniennes, qui réclament une indépendance totale vis-à-vis d’Israël.
Lisa Delagneau