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Vingt-quatre ans après, les étudiants de la spécialité PEM du CUEJ ont de nouveau posé leurs valises à Belgrade, dans un pays traversé par un mouvement de contestation historique.
Une main tendue qui dit stop. Le rouge du sang, celui des victimes de la corruption. Le symbole, reproduit partout, est impossible à ignorer. C’est un hommage puissant aux 16 personnes tuées à Novi Sad, en novembre 2024, dans l’effondrement d’un auvent de gare qui a ébranlé le pays.
Depuis cette mortelle Toussaint, les étudiants au cœur d’un mouvement bouillonnant redonnent du souffle aux espoirs de changement. Car rien n’a vraiment bougé après la chute de Milošević, il y a une génération. La corruption infiltre la surface, et les racines des problèmes plongent encore plus profond.
La lutte s’organise dans les facultés occupées où se côtoient parfois communistes et monarchistes. Un mouvement hybride toujours aussi rassembleur et déroutant pour nos yeux de Strasbourgeois. Ici, l’union n’est pas européenne et le Kosovo est un non-sujet. Par peur de diviser ? Et que dire de cette colère exprimée avec pacifisme et maturité ? De ces militants qui votent pour savoir si l’on se rend en manifestation à pied ou en bus ? Le plénum est la nouvelle agora, à la différence que ces néo-Athéniens préfèrent rester dans l’anonymat – peu de Serbes ont accepté que leur vrai nom apparaisse sur ces pages. Les pressions du gouvernement, armé de ses tabloïds et d’une télévision mise au pas, refroidissent les plus téméraires.
Celle que certains considéraient, à l’aube du XXe siècle, comme le berceau de la démocratie des Balkans, en deviendra-t-elle le lit de mort ? Face aux espoirs, le mur Vučić semble inébranlable. Le président, en place depuis huit ans, accapare le pouvoir et l’espace. Hors des frontières, il joue le funambule, flattant la Russie de Poutine un jour, donnant des gages démocratiques à Bruxelles le lendemain. Vendant les ressources et les grands projets à des multinationales chinoises ou émiraties, qui n’hésitent pas à graisser quelques pattes.
La jeunesse serbe bloque les routes et les carrefours, siffle et clame ses slogans, marche des centaines de kilomètres. Mais elle est arrivée à la croisée des chemins, essoufflée de porter le combat à bout de bras. Dans ce moment charnière, une certitude : la réussite du mouvement, si l’union n’éclate pas avant, passera par une transformation de l’essai politique, peut-être par les urnes.
Les rapports successifs de Bruxelles décrivent un pays enfoncé dans le délitement de la démocratie. Mais nos rencontres dessinent le portrait d’un peuple à son avant-garde… qui a beaucoup à apprendre au reste de l’Europe.
Abel Berthomier
Gustave Pinard
Ouvert de jour comme de nuit, le Silosi se veut un tiers-lieu où tout le monde est le bienvenu — chiens et enfants compris. Les soirées house et électro-chill se finissent rarement après 1h du matin. L’organisation non gouvernementale Gaïa, propriétaire des jardins partagés et des ruches à quelques mètres de là, a fait de l’ancienne usine de pâtes et farine des années 50 un petit paradis bobo, au même prix que les cafés branchés de la capitale. Dernière innovation du lieu : le mur d’escalade sur l’un des silos de 5 mètres de haut, ouvert à l’été 2024.
L’ambiance hipster est une réussite. Pour l’esprit underground, on repassera. Mais en période de révolte étudiante contre la corruption et le pouvoir en place, les fêtes subversives se trouvent ailleurs. Les soirs de week-end, il faut traverser les couloirs de la fac d’électrotechnique, remplis par les rires et les odeurs de cigarettes, passer devant leurs salles de cours closes depuis six mois dont l'une a été reconvertie en dance floor turbo-folk. Dans l'université bloquée et son légendaire club étudiant, un DJ-Set fait vivre la jeunesse militante au rythme de leur mouvement, et perpétue la mobilisation sur les campus. Sur fond de remix moyens de tubes roumains et anglais tout droits sortis des années 2010, le sentiment de liberté et de communauté est imprenable. Autour et au-dessus des danseurs, les murs brutalistes des facs belgradoises se dressent à l'infini.
Mathilde Stöber
Gabrielle Meton
Avec Andgela Djurić
Stefan, étudiant trans en sociologie et âgé de 23 ans, en témoigne : « On a créé une nouvelle identité en tant que groupe mobilisé et la fac est devenue la “safe place” de beaucoup d’entre nous. » Pour son amie Sanja, la mobilisation a offert une liberté de parole inédite. « Je pense qu’à l’avenir, il y aura plus de liens entre les différentes luttes. Cette année, j’irai à la Pride avec mes camarades non queer et je suis sûre qu’ on y sera plus nombreux que les années précédentes. »
À Novi Sad, les blocages ont aussi rapproché des profils opposés. Andrija, un étudiant en philosophie âgé de 20 ans, vit quasiment à plein temps dans le bâtiment occupé depuis décembre. « Si je n’étais pas en train de bloquer ma fac, j’irais aux événements de la Pride Week », glisse-t-il comme seul indice pour se situer politiquement.
Un souvenir des protestations le marque particulièrement : une nuit de garde partagée avec un camarade qu’il pensait trop conservateur pour qu’ils puissent s’entendre. « Dans d’autres circonstances, je ne lui aurais même pas parlé, ou alors en le confrontant », reconnaît Andrija, qui s’en est voulu après cet épisode. « J’avais des préjugés sur cette personne que je pensais être intolérante. On m’a tendu un miroir », admet-il, espérant que son interlocuteur ait eu la même réaction. Tandis que ses compagnons de lutte et lui continuent de se battre pour une grande victoire contre Vučić, le changement de mentalité dans l’esprit des protestataires serait déjà une petite victoire.
* Rapport de la Commission européenne sur le racisme et l’intolérance, 2024.
Liza Hervy-Marquer
Mathilde Stöber
Alors qu’en Serbie, 46 % des personnes LGBTQ+ disent avoir déjà subi des violences psychologiques et 18 % avoir été menacées de violences physiques au travail*, Iskra n’en a pas vécu depuis novembre. « Le comportement de la plupart des gens n’est pas explicitement malveillant. Je pense que beaucoup sont surtout mal informés », concède-t-elle en jouant avec ses longs ongles manucurés.
Le fait de côtoyer des personnes concernées, de discuter et faire front ensemble a créé de facto un climat de tolérance, malgré les différentes sensibilités politiques. Un sentiment partagé par Jovan, étudiant trans à la faculté d’art de Novi Sad : « L’inclusivité est une évidence. Les gens ne veulent plus discriminer les autres pour ce qu’ils sont », explique le jeune homme de 24 ans, arborant son badge sur lequel il est inscrit « icône trans » en serbe. « Les prénoms choisis sont respectés, même pour ceux qui n’ont pas encore commencé leur transition de genre », poursuit-il.
« Il y a encore un long chemin à faire avant de voir ce type d’exposition dans des lieux institutionnels, explique Višnja, co-organisatrice du festival. Si on n’avait pas réquisitionné le bâtiment, on n’aurait pas eu d’autorisation pour la faire ici. En Serbie, on ne voit jamais ce qui nous représente : être une femme ou être queer. Il faut montrer que ça existe. » L’étudiante de 21 ans poursuit : « On essaye d’insuffler une nouvelle énergie aux manifestations. On veut tendre vers une forme d’inclusivité. » Le mouvement rassemble depuis novembre des profils variés et antinomiques au premier abord : sympathisants de droite, de gauche, du centre, musulmans, orthodoxes pratiquants… « La démocratie ne serait pas la démocratie si on était tous et toutes pareilles. Il y a une symbiose de nos différences », pense Višnja.
Quelques avancées, mais encore des violences
L’association ILGA-Europe attribue un score de 35 % à la Serbie sur les droits LGBTQ+, la classant 27e sur 49 pays européens. La non-reconnaissance des familles queer et l’absence d’interdiction des opérations sur les mineurs intersexes lui coûtent de nombreux points. En matière de lutte contre les discriminations, il y a la sensation « d’avancer d’un pas et de reculer de deux », expose Tatjana Prijić, commissaire adjointe à la protection de l’égalité, présente à la Pride Week de Novi Sad.
L’institution qu’elle représente conseille le gouvernement mais reste indépendante. « Nous n’avons pas de rôle exécutif : on peut seulement proposer des mesures aux institutions publiques », précise-t-elle. Le comité note des avancées ces dernières années mais regrette que les discours de haine soient toujours très présents dans les médias et les propos de certaines personnes publiques.
Dans ce contexte, les personnes LGBTQ+ se sont massivement engagées dans les protestations contre le gouvernement. « Le fait d’exister, d’être ouvertement queer, est déjà un acte politique. C’est pour ça que la communauté est souvent plus politiquement active que le reste de la société », explique Iskra, étudiante transgenre de 23 ans, investie dans de nombreux groupes de travail du mouvement depuis ses débuts. Selon l’étudiante en travail social à Belgrade, l’occupation des universités a permis « une meilleure acceptation des personnes queer ».