Le secret des archives
Les associations de défense de la mémoire des incorporés de force et les chercheurs militent pour déclassifier toutes les archives afin de découvrir les agissements des Alsaciens pendant la guerre, mais également des éléments de réhabilitation.
Le 24 décembre 2015, un arrêté gouvernemental ouvre à tous l’accès aux archives de la Seconde Guerre mondiale, sous réserve qu’elles aient d’abord été déclassifiées. Ce n’est pas le cas pour les archives du procès de Bordeaux. En Alsace, les associations de défense de la mémoire des malgré-nous continuent de réclamer l’accès à ces documents, où qu’ils soient, pour permettre de faire la lumière sur le degré de responsabilité des Alsaciens qui ont, à un moment ou à un autre, servi dans l’armée allemande.
Depuis quelques années, juges, documentaristes, journalistes et historiens défilent dans les locaux de l’Association des déserteurs, évadés et incorporés de force (Adeif). L’objectif : consulter les archives du procès de Bordeaux. C’est l’unique endroit où on peut consulter ces documents, à l’état de copie. Les originaux sont classés secret défense pour encore une trentaine d’années. Un classement que dénoncent les enquêteurs et les associations de défense de la mémoire des incorporés de force.
« Une sorte de "procès Dreyfus bis" »
Pour ces associations, la déclassification des archives et leur libre accès aux chercheurs et enquêteurs doivent permettre d’en finir avec l’injustice dont sont victimes les Alsaciens. Cette injustice est, selon eux, non seulement l’incorporation de force dont ils ont fait l’objet, mais pire encore, la négation de la souffrance morale et psychologique, exacerbée par les conclusions du procès de Bordeaux. Ce procès, disent-ils, a contribué à véhiculer la fausse image, auprès des Français de l’intérieur, d’une Alsace nazie et tortionnaire de Français. L’historien Nicolas Mengus, qui a consulté les archives du procès de Bordeaux détenues par l’Adeif, relève de nombreuses entorses au droit français. « Certains Alsaciens ont été jugés deux fois pour la même affaire (avec des non-lieux). Les mineurs au moment des faits n’auraient pas dû comparaître devant un tribunal militaire, sans parler de la « loi Oradour » de 1948. Les débats étaient clairement faussés », renchérit l’historien. Il constate que, « pour l’Alsace, le Limousin et le reste de la France, justice n’a pas été rendue à l’époque », et voit le procès de ces quatorze Alsaciens comme « une sorte de procès "Dreyfus bis" ».
Aucun document ne permet de prouver une intention criminelle
De ces archives, Nicolas Mengus a tiré la certitude que les Alsaciens n’étaient pas les monstres qu’on dépeint parfois. « Aucun document, pour ceux qui me sont connus, ne permet de prouver qu’un des Alsaciens jugés à Bordeaux est venu à Oradour dans une intention criminelle et a volontairement tiré (pour ceux qui faisaient partie d’un peloton d’exécution) sur des civils sans ordre d’un supérieur et sans contrainte, assène-t-il d’emblée. Le cas de l'engagé volontaire SS Boos est un peu différent, bien que je sois convaincu qu’on a chargé sa barque à Bordeaux. Quant à la poignée d’Allemands, on peut dire qu’ils sont dans le même cas de figure que les incorporés de force. »
L’historien confie s’être rendu compte, avec infiniment de surprise, qu’au procès certaines dépositions ou témoignages ont été négligées. « On a libéré Otto Weidinger, ancien lieutenant-colonel de la "Das Reich" (en 1951, ndlr). Le tribunal militaire de Bordeaux l’a innocenté de l’accusation d’être un criminel de guerre », cite-il en exemple. Et de conclure : « Les Alsaciens ne bénéficieront pas d’une telle clémence ». Des exemples de deux poids deux mesures de ce type, il en sort quatre à la minute : « Quant à Lammerding, l’ancien Kommandeur, inutile d’y revenir. Dernièrement, on a voulu juger un Allemand qui était à Oradour, Werner Christukat. Or, celui-ci avait déjà été auditionné dans le cadre du procès Barth. Pourquoi n’a-t-il pas été jugé à l’époque ? Enfin, lors du procès de 1953, je ne crois pas qu'on se soit inquiété des hommes qui, inévitablement, devaient se trouver au nord d’Oradour, du côté du cimetière. C’est comme si les Allemands n’avaient installé des nids de mitrailleuses qu’à l’ouest, au sud et à l’est, comme points d’appui en cas d’attaque du maquis, oubliant que les Résistants pouvaient aussi bien surgir du côté nord. »
Rendre tout public ?
Par ailleurs, si la grande majorité des personnes rencontrées sont pour la déclassification des archives concernant l’histoire de l’Alsace dans la Seconde Guerre mondiale, les modalités et les enjeux de cette déclassification diffèrent d’un acteur à l’autre. Les associations de malgré-nous et d’Alsaciens incorporés de force sont, pour la plupart, d’ardents défenseurs de cette déclassification. Mais elles ne disent pas si elles souhaitent que les archives ainsi déclassées soient accessibles à tous les publics ou seulement à un public réservé.
Christian Greiner, pour sa part, a fondé l’association "On en parle", qui a pour but d’informer les jeunes sur la question de l’incorporation de force « afin d’en finir avec le mensonge d’État ». Quelques semaines après la première journée des enrôlés de force qu’il a organisée en octobre 2017, ce « passeur d’histoire » revendique la déclassification de toutes les archives. « Car la vérité ne dérange que les coupables. Or, nous avons besoin aussi d’identifier les coupables », ajoute-t-il. Interrogé sur les éventuels risques d’un accès libre et immédiat à ces archives, alors que des protagonistes et des enfants de protagonistes vivent encore, Christian Greiner se révolte contre ceux qui pensent que le peuple n’est pas mature pour entendre la vérité. « La paix sociale qu’on avance pour garder ces archives au secret n’est qu’un prétexte », affirme-t-il.
Nicolas Mengus, lui aussi favorable à la déclassification, émet plusieurs réserves : « Cela ne doit pas permettre à certains de se lancer dans une chasse aux sorcières, c’est-à-dire aux collaborateurs ou aux engagés volontaires. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y avait ni collaborateurs ni volontaires en France occupée ou annexée, mais tout simplement d'éviter de fâcheuses conséquences pour leurs familles. Par ailleurs, en cas de déclassification, sommes-nous sûrs que certains documents ne vont pas se perdre en cours de route… s’ils n’ont pas déjà disparu ? »
Des archives encore à Moscou
Lors du passage dans ses locaux, en juin 2016, du procureur allemand Andreas Brendel, chargé d’enquêter sur les crimes du régime nazi, l’Adeif s’était, par la voix de son ancien secrétaire Gérard Michel, interrogée sur les conditions d’accès à ces archives du côté allemand. L’historien Stephan Martens, directeur d’étude à l’Institut historique allemand, a en partie répondu à cette interrogation. « Toutes les archives allemandes concernant la Seconde Guerre mondiale sont entièrement accessibles à tous », a-t-il déclaré. Cependant, il précise qu’au fur à mesure que les Alliés avançaient dans les terres allemandes, ils prenaient possession des dépôts d’archives qui leur tombaient sous la main. Si Américains, Français et Anglais ont, en grande partie, rendu à l’Allemagne les archives qui étaient en leur possession, ce n’est toujours pas le cas pour l’ex-URSS. Une importante quantité d’archives permettant de dire toute l’histoire de l’incorporation de force des Alsaciens dans l’armée allemande sont aujourd’hui aux mains de Moscou.
Ce nouveau combat des Alsaciens, à leurs risques et périls, autour des dépôts d’archives, témoigne d’un passé encore ardemment présent, d’une ferme volonté de dire une « vérité » au reste de la France, d’être reconnus dans leur souffrance et d’être réhabilités dans leurs droits.
Maxime Bazile