Malaise dans le monument
Après le conflit, la mémoire. Dans toutes les communes de France ou presque, un monument aux morts rend hommage aux enfants du pays tombés pour la patrie. Mais en Alsace, marquée par les pertes civiles et l'incorporation de force, les pratiques sont diverses et suscitent régulièrement des polémiques.
Que faire de ses morts, qu’ils aient été volontaires ou incorporés de force, disparus, victimes civiles, juives ou résistantes, militaires tombés sous l’uniforme français ? Comment leur rendre hommage sur des monuments aux morts ? C’est la délicate question qu’ont eu à résoudre le petit millier de mairies alsaciennes après la guerre. Elles ont adopté quatre attitudes différentes, que l’on peut recenser à partir de la base de données hébergée par l’université de Lille 3. Créer des monuments sans nom permet de ne pas choisir et de n’oublier personne. D’autres municipalités ont préféré catégoriser les victimes comme à Plaine dans le Bas-Rhin, où le choix s’est porté sur « la France combattante », « victimes civiles », « incorporés de force », « déportés et expulsés » et « victimes des camps ». Certaines communes sont moins précises sur leurs catégories et ont décidé de différencier seulement les victimes militaires et civiles. Le dernier choix, relativement fréquent, est celui d’apposer les noms de toutes les victimes, par ordre alphabétique ou non.
Wintzenheim : une mémoire sans nom
Sur le monument aux morts, l’inscription « Aux enfants de Wintzenheim » englobe toutes les victimes de guerre de cette commune du Haut-Rhin. « Comme les hommes sont partis sous des uniformes allemands, il n’y est pas marqué "mort pour la France". C’est la dichotomie alsacienne qui joue », explique Marie-Claude Isner, responsable de la société d’histoire de Wintzenheim.
Le monument est érigé en décembre 1921, des plaques en pierre sont ajoutées progressivement pour commémorer la Première et la Seconde Guerres ainsi que les guerres d’Afrique et d’Indochine. Une mention pour les victimes civiles du bombardement américain du 2 février 1945 y trouve également sa place. Pour les victimes juives de la Seconde Guerre, aucun rappel spécial sur le monument, alors que la commune a abrité, pendant des siècles, une des plus grandes communautés juives en Alsace rurale. « Les Juifs sont des citoyens français comme les autres dans notre Etat laïque. Ils sont inclus dans le monument », justifie Marie-Claude Isner.
Les pierres tombales juives utilisées comme barricade
Pourtant, lors du Volkssturm (la levée en masse) dans les dernières semaines de guerre, 400 pierres tombales juives ont été arrachées du cimetière sur ordre des autorités militaires nazies pour ériger des barricades afin de stopper l’avancée des Alliés. Quelques-unes de ces pierres se trouveraient maintenant dans la commune voisine de Wettolsheim où elles auraient servi à construire des maisons et à fixer les marches menant aux vignes, présume Marie-Claude Isner. « Il est difficile de récupérer les pierres. Les traces sont en train de s’effondrer », déplore-t-elle. Cet oubli est volontaire, suppose-t-elle, car « il s’agit d’une période dont personne n’est fier ». Seule une petite plaque déposée à l’herbe rase du cimetière rappelle cet épisode.
En revanche, pour rendre hommage « à ses enfants, victimes de l’incorporation de force », la commune a inauguré en mai 2015 une statuaire spéciale, incarnant un soldat alsacien désespéré à genoux. Il est installé sur un espace baptisé « parvis des malgré-nous », à quelques pas de l'entrée de l’école de la Dame Blanche.
Turckheim : une mémoire invisible
En 1922, un monument affiche les noms de « 91 enfants » de Turckheim « morts victimes de la Grande Guerre » parmi lesquels figurent de nombreux noms juifs. En 1940, les Allemands saccagent ce monument, arrachant les plaques. Celui-ci est détruit en 1966, il ne reste aucune trace visible de ces identités.
Le calvaire de l’Eichberg : fruit d'une polémique entre l'Adeif et la municipalité
La croix en grès rouge surplombe Turckheim depuis 1956. Après la Seconde Guerre mondiale, cinquante-six hommes incorporés de force ne rentrent pas du Front. La commune tarde à reconstruire un monument. L'ADEIF, Association des déserteurs évadés et incorporés de force, utilise ses propres fonds et les dons des habitants, pour bâtir un édifice dédié aux malgré-nous. Tous les 23 août, date de la promulgation de l’arrêté Wagner à l’origine de l’incorporation de force, l’ascension au sommet de la Cité du Brand permet à ses membres de commémorer leurs disparus.
Une question de nombre
Le monument actuel, construit en 1966, affiche simplement : « La ville de Turckheim à ses morts ». D’après Benoît Schussel, maire-adjoint de Turckheim, la municipalité a choisi une commémoration « complétement invisible ! La liste était trop longue, il aurait fallu trop de plaques ». Les noms sont répertoriés sur un papier parchemin, enroulé dans un étui en cuivre, scellé à la base du monument. Tous ceux qui ont péri, militaires ou non, sous quelque uniforme que ce soit depuis la révolution française y seraient ainsi inscrits. « On avait surtout peur d’en oublier. Parce que tout le monde n’est pas rentré, il y avait toujours de l’espoir que les autres reviennent », selon l‘élu.
En 2010, la commune inaugure une plaque dédiée aux malgré-nous. Les membres de l’Adeif commençant à prendre de l’âge, il leur est difficile de monter jusqu’au calvaire. Les écoles, elles, sont encore invitées au calvaire de l’Eichberg, où on « leur explique ce que c’était que l’incorporation de force », d’après Benoît Schussel.
Oberschaeffolsheim : une mémoire presque classée
À côté de l’église de Saint Ulrich, sur un socle, se dresse l’obélisque qui commémore les morts des guerres de la petite commune d’Oberschaeffolsheim. Reconstruit dans les années 1950, trois des quatre faces du pilier sont réservées aux victimes de la Seconde Guerre mondiale. Celles-ci sont, comme c’est rarement le cas en Alsace, classées dans des catégories différentes. Victimes civiles, militaires, portés disparus et déportés sont séparés. Mais cet effort de clarification n’a pas évité de nombreux problèmes. « Le monument aux morts montre des incohérences. Il n’y a pas seulement des noms qui manquent mais aussi des choses qui sont incorrectes et qui n’ont absolument rien à voir », affirme Marc Ponsing, président de l’association Souvenir français à Oberschaeffolsheim qui veut conserver la mémoire de ceux et celles morts pour la France. Marc Ponsing a minutieusement répertorié les registres de la mairie, consulté les actes de décès – et s’est heurté à des incohérences. « Un homme du village qui est mort en déportation figure dans la liste de ceux qui sont morts au combat », relève-t-il.
La catégorie la plus longue est celle des « morts au champ d’honneur ». Parfois, on trouverait le nom de la même personne dans plusieurs communes. Un simple hasard ? Ou un acte volontaire et intéressé ? « À l’époque, chaque commune voulait avoir plus de noms sur son monument pour toucher des subventions », explique Marc Ponsing.
La liste mélange soldats tombés durant la Drôle de guerre et incorporés de force. Une zone d’ombre récurrente pour la région, selon Gabrielle Petitdemange, auteur du livre Mémoire de pierre, mémoire de papier. La mise en scène du passé en Alsace (Presses universitaires de Strasbourg). « Le lieu et les circonstances de la mort de soldats tombés au front ne sont pas mentionnés dans trois souvenirs mortuaires sur quatre. On ne sait pas où ils sont morts et sous quel uniforme. » En revanche, sur le site wikipédia de la commune, les détails du destin individuel de chaque mort figurant sur le monument aux morts y sont documentés soigneusement. La pierre et le marbre du monument ne peuvent pas être mis à jour aussi facilement qu’un site internet.
Clara Surges et Sophie Allemand