L'université fouille dans son passé
L’Université de Strasbourg a constitué, en 2016, une commission historique chargée de révéler les dernières traces criminelles du nazisme dans ses collections médicales. Pour faire taire les rumeurs et se réconcilier avec la vérité des événements qui se sont déroulés dans ses murs.
Le temps d’un cours, les étudiants en première année de médecine font un saut dans le passé, 70 ans en arrière. À l’occasion du module « sciences humaines et sociales », créé en 1993, ils se penchent sur l’histoire, aussi tragique soit elle, de la faculté de médecine. De 1941 à 1944, la Reichsuniversität, une université au service de l’idéologie nazie, s’installe à Strasbourg, dans une région annexée de facto en dépit du droit international. Le professeur August Hirt, médecin SS et directeur de l’Institut d’anatomie, décide de constituer une collection de squelettes juifs. L’objectif ? Garder une trace de la « race » juive vouée à l’extermination selon lui. 86 victimes juives sont sélectionnées à Auschwitz, transférées au camp du Struthof, gazées puis envoyées à l’Institut d’anatomie.
1er Septembre 1939
L’université à clermont
L’Université de Strasbourg se replie à Clermont-Ferrand.
23 novembre 1941
Inauguration de la reichsuniversität
La Reichsuniversität Strassburg est inaugurée dans les locaux de l’Université de Strasbourg. Elle doit devenir une vitrine scientifique du IIIème Reich.
1941 - 1944
Expérimentations nazies
Le professeur Hirt met en œuvre des expérimentations médicales sur 86 détenus juifs d’Auschwitz tués dans une chambre à gaz au camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Il souhaitait constituer une collection de 86 squelettes juifs pour garder une trace d’une “race” en voie d’extinction, projet validé par les plus hautes autorités du Reich.
Novembre 1944
Découverte des restes
A la Libération de Strasbourg, le commandant Raphel découvre les 86 cadavres d’hommes et de femmes conservés dans l’alcool et entreposés dans une cuve de l’Institut d’anatomie. 17 corps intacts, 225 morceaux sont retrouvés. Ils sont inhumés au cimetière juif de Strasbourg-Robertsau.
Juin 1945
Suicide de Hirt.
August Hirt se suicide, échappant à un procès devant le tribunal militaire de Nuremberg.
2003
Identification des victimes
Hans-Joachim Lang, journaliste et historien allemand, retrouve les noms des 86 victimes.
2005
Plaque commémorative
Une plaque à la mémoire des victimes d’Auguste Hirt est apposée à l’entrée de l’Institut d’anatomie.
Janvier 2015
Sortie d’un ouvrage polémique
L’ouvrage “Hippocrate aux enfers” écrit par Michel Cymès paraît.
Juillet 2015
Un bocal et deux éprouvettes
Raphaël Toledano, médecin et historien strasbourgeois, découvre des bocaux contenant des restes de victimes juives à l’Institut de médecine légale. Il s’agit des prélèvements judiciaires réalisés par le professeur Camille Simonin après-guerre afin d’apporter des preuves en vue du procès d’Hirt. Le légiste avait signalé l’existence de ces bocaux dans une lettre qu’il a signée en 1952.
Septembre 2016
Mise en place d’une commission
L’Université de Strasbourg ordonne la création de la commission historique sur les recherches à la faculté de médecine de la Reichsuniversität Strassburg.
Juillet 2017
Premiers résultats intermédiaires
Une vingtaine de boîtes contenant des restes humains et 160 thèses ont été découvertes par la commission. Il s’agit de vérifier l’origine criminelle de ces éléments.
Transmettre le souvenir de ce dévoiement de la médecine, mettre un nom sur le visage de l’horreur du professeur Hirt en quelques diapositives... Le professeur Christian Bonah parle de cet épisode tragique depuis 2005, en une heure de temps. « Notre professeur l’aborde avec beaucoup d’humilité, en nous expliquant la gravité de ce qu’il s’est passé. Personne ne rigole dans l’amphithéâtre. On s’en rappelle. Ça marque quand même », se souvient Valentine, en quatrième année de médecine. « Il faudrait le faire de manière approfondie. En première année commune des études de santé, ce n’est pas le meilleur contexte pour s’attarder là-dessus. Dans les années qui suivent, on n’en parle pas ou pas assez pour avoir une prise de conscience et se sentir concerné », constate un autre étudiant qui souhaite rester anonyme. La professeure, Anne Danion, enseignante du module, se fait un devoir de confier cet héritage aux générations futures de médecins. « Ce n’est pas le nombre d’heures qui font que les étudiants entendent quelque chose. J’insiste sur l’horreur et le drame que cela a pu représenter et le risque majeur que cela nous guette et que cela puisse recommencer un jour ». Et de reconnaître : « On pourrait en dire beaucoup plus ». Selon le docteur Georges Federmann, président du Cercle Menachem Taffel qui œuvre pour la mémoire des 86 victimes juives, cette histoire n’a de valeur que si elle est transmise aux prochaines générations. Il appelle à remettre aux étudiants le rapport d’autopsie réalisé par trois médecins légistes sur les victimes du professeur Hirt.
Trois ans dans les archives
Cet enseignement universitaire pourra à l’avenir se nourrir du fruit des recherches de la commission historique, mise sur pied par l’Université de Strasbourg en septembre 2016. Celle-ci doit faire la lumière sur le passé national-socialiste de la faculté de médecine de la Reichsuniversität. Et enfin savoir ce qui s’est passé, plus de 70 ans après. Il faut écrire une nouvelle histoire, un récit cohérent. « C’est l’ambition de cette commission d’alimenter les cours sur l’histoire et l’éthique de la médecine. Cet épisode doit être traité de manière pédagogique », fait remarquer Mathieu Schneider, vice-président Culture, sciences en société de l’Université de Strasbourg. Pour cela, les douze experts de la commission historique passent au peigne fin les milliers d’objets récupérés dans les collections médicales de la faculté de médecine de Strasbourg. Les archives sont soumises à l’appréciation collégiale des experts des « sciences dures », qu’ils soient spécialistes de l’anatomie, de l’histoire de la médecine ou des mathématiques. Ils ont trois ans au total pour « fournir un travail scientifique afin de mieux connaître les activités de la Reichsuniversität entre 1941 et 1944 », selon Christian Bonah, médecin, historien et membre de la commission. Il faut s’assurer que l’université ne contient plus en son sein des éléments (peau, organes) liés à une activité criminelle. Pour être plus précis, l’Université veut être certaine qu’il n’y ait plus de restes des 86 victimes juives dans ses murs. « Il n’y a plus de restes des 86 victimes. Il n’y a que des traces de l’activité "normale" des médecins nazis, des travaux scientifiques », assure Georges Federmann. « Il n’y a rien de macroscopique », fait remarquer le vice-président de l’Université. Le diable est dans les détails de ce travail chronophage.
Pour l’heure, l’avancée des investigations de la commission, marquée par la confidentialité, ne peut être communiquée sans l’accord des deux présidents. « Nous attendons d’avoir à l’écrit le produit final de nos recherches pour informer à ce sujet », prévient Florian Schmaltz, professeur d’histoire des sciences à Berlin et co-président de la commission historique avec son homologue d’Oxford, Paul Weindling. En juillet dernier, après quelques mois de travail, la commission avait livré les résultats intermédiaires de ses travaux : 160 thèses de l’époque nazie et une vingtaine de boîtes de lames de microscope au nom d’August Hirt. « Ces résultats peuvent être éventuellement invalidés. Certaines lames datent de 1931, peut-être que certaines lames contiennent des éléments de 1945 ou n’ont rien à voir », explique Mathieu Schneider, vice-président de l’université de Strasbourg.
Un homme, c’est la lumière et l’obscurité
La problématique des expérimentations nazies à la faculté de médecine est de moins en moins taboue depuis le début des années 2000, après l’omerta de plusieurs décennies qui pesait depuis la fin des procès des médecins nazis, au milieu du XXème siècle. L’Université avait choisi de ne plus en parler. « C’est un déni, un rejet pour ne pas être sali. L’Université ne savait pas comment le traiter, quoi en faire pour que cette noirceur des expérimentations nazies ne vienne pas entacher le prestige de la science médicale. La médecine est salie, pas seulement l’Université de Strasbourg », résume Josiane Olff-Nathan, ingénieur d’études et membre de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur les sciences et la technologie (IRIST). Un « négationnisme par défaut » pour Georges Federmann, président du Cercle Menachem Taffel, qui œuvre pour la mémoire des victimes. « Les médecins sont des hommes. Un homme, c’est la lumière et l’obscurité. On nous fait croire que les médecins ne peuvent incarner que la lumière », relève-t-il. Selon une source anonyme, contrairement à l’Allemagne, les Alsaciens n’ont pu demander des explications aux médecins allemands qui ont quitté le territoire après la guerre et faire ce travail de reconstruction. Lire des archives en allemand a également posé un problème linguistique.
Début 2015, l’ouvrage de Michel Cymès, Hippocrate aux enfers (Stock), qui soutenait la présence de coupes anatomiques des victimes dans les locaux strasbourgeois, avait irrité dans les rangs universitaires. Quelques mois avant la découverte par Raphaël Toledano, historien et médecin strasbourgeois, de prélèvements judiciaires (un bocal contenant des fragments de peau de Menachem Taffel et deux éprouvettes) réalisés par un médecin légiste français en 1945. Le même Toledano a réalisé, avec Emmanuel Heyd, le documentaire Le nom des 86, retraçant ce tragique épisode médical. Un tournage qui a fait l’objet de « cafouillages », entre autorisations et contre-indications de l’Université, selon la production Dora Films. Au final, ce sont des rares images du sous-sol et des cuves de l’Institut d’anatomie normale de la Reichsuniversität qui ont été filmées.
Ce qu’a longtemps redouté l’Université de Strasbourg, c’est la confusion qui pourrait exister entre l’institution d’aujourd’hui et la Reichsuniversität, dont les tragiques agissements se sont déroulés dans les mêmes locaux. À l’époque, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, l’université strasbourgeoise s’était repliée à Clermont-Ferrand, en zone libre. « La faculté de médecine d’aujourd’hui a toujours nié être la continuité de la Reichsuniversität nazie. On a toujours voulu faire une scission radicale et ne pas reconnaître ce qui s’était passé », explique Josiane Olff-Nathan. « L’Université ne veut pas être dans un discours facile qui consisterait à dire : on était à Clermont et ce n’est pas notre affaire. En effet, ce ne sont pas nos professeurs, ce n’est pas notre politique scientifique. Ça s’est passé dans nos murs. Après la guerre, l’Université réintègre des locaux dans lesquels il y avait eu des nazis. Les nazis n’ont pas tout brûlé, tout emporté en partant, reconnaît Mathieu Schneider. Et de s'indigner : « Ce n’est pas parce qu’on trouvera trois boîtes de Hirt que l’Université de Strasbourg est nazie. Il faut arrêter d’amalgamer les choses ».
David Henry