Neustadt, un retour en grâce
Associé aux réalisations monumentales de l'Empire allemand, puis du Troisième Reich, le quartier de la Neustadt a longtemps été mal perçu par les autorités françaises. Son entrée au Patrimoine mondial de l'Unesco fait figure de réconciliation.
Enfin ! Depuis le 9 juillet 2017, la Grande-Île n’est plus le seul espace strasbourgeois inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. Le cœur médiéval de la cité s’est vu adjoindre les quais qui l’entourent, et surtout un nouvel espace à l’architecture complètement différente de ce qui était protégé jusqu’ici : la Neustadt, ou quartier allemand, née lors de l'annexion de l'Alsace par le Deuxième Reich (1870-1918). Un secteur aujourd’hui apprécié des Strasbourgeois, qui abrite entre autres le théâtre national, le Palais universitaire ou la place de la République. L’inscription a été préparée par la ville avec le plus grand soin et étudiée par des experts internationaux pendant plusieurs mois, jusqu’à ce verdict positif joyeusement accueilli. Une évidence ? Aujourd’hui peut-être, mais cela n’a pas toujours été le cas.
Le cœur de l'administration nazie
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le quartier accueille des institutions allemandes : le Palais du Rhin devient la Kommandantur (le quartier général allemand) tandis que la Gestapo s’installe à proximité, rue Sellénick, dans les locaux d’une école juive. Le Palais universitaire est lui transformé en siège de la Reichsuniversität, fondée en 1941 pour remplacer l'Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Ces fonctions officielles sous l'occupation dégradent l'image d'un secteur déjà associé à l'annexion de 1870. « Dans le contexte de l'après-guerre, la Neustadt de Strasbourg est restée longtemps méconnue, sinon critiquée, explique Sophie Eberhardt, chercheuse de l'Université de Prague qui a participé à la constitution du dossier de candidature à l'Unesco. Le quartier n’est alors observé que pour son caractère allemand et la dimension monumentale des réalisations qui le composent, associée aux ambitions de l'Empire allemand. La Neustadt incarne ainsi des valeurs d’héritage fortes, mais ne peut être considérée comme patrimoine. » Derrière ce terme se cache l'idée de patrie, de pays ; dans les tensions de l'après-guerre, il semble impossible de ranger un édifice bâti par les Allemands dans cette catégorie.
Pourtant, les nazis eux-mêmes n'étaient pas friands de la Neustadt et préféraient s'inspirer des bâtiments antérieurs, ceux de la vieille ville. « Cette image médiévale va nourrir la réflexion des architectes désignés (parmi lesquels Richard Beblo, fils de Fritz Beblo, dernier inspecteur de l'urbanisme à Strasbourg de 1903 à 1919) pour établir une extension urbaine à la hauteur des ambitions d’Hitler », souligne Sophie Eberhardt. Le Troisième Reich veut faire de Strasbourg une métropole de 3,5 millions d'habitants, s'étendant de la rive gauche à la rive droite du Rhin, en y annexant les communes aux alentours. Dans ce nouveau dispositif, la Neustadt n'occupe pas forcément la place que l'on pourrait attendre : « Les propositions des architectes allemands ne peuvent faire fi des réalisations antérieures, les uns se positionnent de manière évidente en rupture avec les pastiches du XIXe siècle, les autres proposent des articulations sensibles avec l’ancien quartier impérial. »
Un quartier déprécié dans les années 1950
Si le quartier a été relativement épargné par les bombardements alliés, l'arrière du Théâtre National de Strasbourg (TNS) et l'hôtel des Postes ont quand même été touchés. Mais contrairement aux bâtiments historiques du centre-ville comme l'Ancienne Douane et certaines églises, ils ne seront pas reconstruits à l'identique. Un décalage de styles particulièrement visible pour le TNS, dont l'entrée avenue de la Marseillaise tranche avec le néo-classicisme de la Neustadt.
« Cette dépréciation est appuyée par la volonté des autorités publiques de moderniser l’espace urbain après la Seconde Guerre mondiale, dans certains cas au détriment de la préservation et la conservation de bâtiments historiques », indique Sophie Eberhardt. D'où le projet, qui semble aujourd'hui inimaginable, de démolition du Palais du Rhin. L'imposant édifice était décrié dès sa construction, y compris par le Kaiser Guillaume II, à qui il était destiné, et qui le qualifiait de « maison à éléphants ». Mais au lendemain de la guerre, les Strasbourgeois s'en souviennent surtout comme siège de la Kommandantur. En 1951, les Dernières Nouvelles d'Alsace évoquent sa vente et son déplacement à Philadelphie pour construire à la place un building. Ce n'est qu'un canular du 1er avril, mais l'idée préfigure, à la fin des années 1950, un débat sur la préservation du bâtiment. Finalement, l'attachement au parc situé à ses pieds et la volonté de garder à Strasbourg la Commission pour la navigation du Rhin, installée là en 1920, l'emportent sur le modernisme et permettent au Palais du Rhin d'échapper à la destruction. En 1973, l'hôtel de la Maison Rouge, lui aussi critiqué pour son style « allemand » (malgré son toit Mansart très français), n'aura pas cette chance.
L'inscription de la Neustadt au patrimoine mondial de l'Unesco, l'année même de l'ouverture de la liaison vers Kehl en tram, marque donc la réconciliation de Strasbourg avec son passé germanique dont elle s'était largement éloignée à cause de la guerre. Dans l'ancien quartier allemand, la mémoire est à présent apaisée. Ou presque.
Les expulsions, mémoire embarrassante
Car une question reste en suspens : celle des habitants de la Neustadt. Lors de la construction du quartier sous le Deuxième Reich, les « Vieux Allemands » (qui se sont installés en Alsace à la faveur de l'annexion, et occupent souvent des postes dans l'administration ou à l'université) sont presque aussi nombreux que les Alsaciens parmi les acquéreurs des habitations. Mais lorsque la France récupère la région en 1919, les Allemands sont expulsés et des Français s'installent à leur place. En 1940, ces mêmes Français sont expropriés par les autorités nazies, qui réinstallent dans la Neustadt des Allemands, parfois ceux-là même qui avaient dû quitter le quartier vingt ans plus tôt. Ils sont évidemment chassés à la Libération. Une histoire mouvementée que la municipalité n'a pas évoquée lors de sa candidature. « Le dossier s’attache aux qualités et à la conservation d’un patrimoine conçu et réalisé avant le premier conflit mondial », explique Dominique Cassaz, responsable de la mission Patrimoine Unesco pour la Ville et l'Eurométropole. « Ces sujets sont certes intéressants mais ne relèvent pas de ce cadre. Je ne connais pas d’étude sur le sujet. » Preuve qu'il y a encore, dans l'histoire de la Neustadt, des pistes à explorer.
Kévin Brancaleoni