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Héritiers du silence

Des enfants ou petits-enfants de la guerre témoignent des souvenirs et des non-dits qu'ont laissé les générations précédentes. Rangée soigneusement dans un tiroir, incarnée dans un lopin de terre, la mémoire s'avère douloureuse ou traumatique. Remède pour ces héritiers : parler.

Micheline garde ses souvenirs de famille rangés dans un tiroir, Parmi ceux-ci figure une lettre rédigée en allemand.
Crédit photo : Denis Strelkov / CUEJ

Micheline Goliwas, née en 1955

Jeanne a été mariée avec Théodore trois mois avant qu’il ne soit incorporé dans l’armée allemande et ne revienne jamais. À 18 ans à peine, Jeanne s’est retrouvée veuve et orpheline. En 1951, elle s’est remariée avec Casimir, un Polonais arrivé en France à cause de la guerre. Ils ont eu deux enfants : Micheline et son frère. 

« Depuis toute petite, il y avait ce portrait de Théodore en bonne place dans la salle à manger. Il y avait cette présence, mais il ne fallait pas en parler. Écrire son bref destin et sa tragique destinée est sans doute une manière de rendre Théodore "visible", lui qui n'a pas même de pierre tombale avec son nom. Les raisons qui m’ont poussé à faire un blog, c’est que je n’avais plus de destinataire pour consigner ces choses-là. J’échangeais beaucoup avec des membres de ma famille, et puis bon, ces personnes ont disparu. » 

Portrait de Micheline Goliwas. Crédit photo : Denis Strelkov / CUEJ

« Ma vie, je la dois à trois personnes : mon père, ma mère, Théodore et peut-être aussi à la guerre, à ce brassage de population qui a permis la rencontre de mes parents. Si Théodore était revenu, je n’existerais pas. Mon père n’aurait jamais rencontré ma mère. J’avais une chance infime d’exister, d’où cette reconnaissance. C’est compliqué à dire, mais la vie a jailli quelque part de la guerre. Je me ressens comme ça : comme quelqu’un qui existe à cause de tous ces événements. Même si nous n’avons pas de lien, c’est grâce à sa non-vie, que je suis là. »

« Cela s’est ravivé quand ma mère est décédée en 2010. Elle est partie sans savoir, avant cette découverte de documents. Je pense qu’il y avait une certaine déception vis-à-vis de moi, qui n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout. Ayant perdu ses parents jeune, ma mère nous a élevés sans marques d’affection, m’a transmis peu de choses. Mais pour Théodore, je posais peu de questions. On faisait ça dans le dos de mon père. Elle avait besoin de moi dans ses recherches, pour poster les lettres, pour ma jolie écriture. »

« Mon père avait beaucoup de respect, mais il fallait tourner la page. Ma mère, veuve, aurait pu recevoir une indemnisation de l’Etat… Mais mon père a refusé, pour ne rien devoir à la vie d’avant de ma mère. Il a fallu construire une nouvelle maison : pour quitter celle où elle avait vécu pendant son court mariage avec Théodore. Que cela ne soit que du neuf. »

Femme née en 1980 (témoignage anonyme)

Du côté paternel, un grand-père malgré-nous, qui a élevé quatre fils à la dure à la ferme.

« Mon père, avec ses quatre frères, ils n’arrivaient pas à discuter c’était terrible. Ça braillait dans tous les sens. Pour moi c’est lié à l’éducation qu’ils ont eue. Mon grand-père, il a été faire la guerre, il n'a eu que ca ! Il était adolescent, donc il n’a pas pu apprendre autre chose. C’était la loi du plus fort, une mise en concurrence, tout le temps, comme entre des soldats. »

« Moi je me dis que ce que je vis aujourd’hui, ce que j’ai, c’est à cause de cette guerre. J’ai une énorme ferme. Parce que mon grand-père s’est donné à fond. Parce qu’il avait la niaque après la guerre, qu’il fallait rebâtir… Cette façon de travailler, d’agrandir, de développer… C’était sa façon de survivre à ce traumatisme. »

Du côté maternel, son arrière grand-père est décédé en allant déminer un champ avec des cousins, ce qui était interdit. Afin que l’arrière-grand-mère touche la rente, ils se sont mis d’accord et ont tous menti durant l’enquête.

« C’est devenu un secret de famille, ce qui fait qu’un des cousins qui était là est devenu alcoolique et violent. Et ses enfants, comme ils ont vu leur père boire, sont devenus alcooliques. On a pris l’habitude de ne rien dire, on a donné cette habitude aux enfants… De ce fait, mon grand-père et ses quatre frères et sœurs sont très réservés. On sent qu’il y a un passé très lourd. Ça, c’est la vraie histoire ! Moi je sais tout ça, ma mère en a parlé… Mais dans son éducation et son comportement ce sont des choses qui restent. Par exemple, le fait de ne pas toujours raconter directement la vérité, d’arranger des choses… Je sais pourquoi elle est comme ça, ma mère. »

« J’ai été marquée en allant dans un magasin de jouets pour Noël. Quand j’étais plus jeune, on n’avait absolument pas le droit aux fusils ou pistolets comme jeux. Ma grand-mère maternelle nous l’interdisait. Moi je ne serais pas prête à acheter ça à mes enfants… Du coup, c’est ce qui m’a choquée la première fois que je suis allée dans ma belle-famille : le petit garçon, là-bas, avait plein de fusils. Ma fille a sept ans. Bien sûr qu’on va lui raconter ! Mon grand-père a écrit un livre, elle le lira. On va aux commémorations, c’est très important. 70 ans après la guerre, les séquelles sont encore là. Il faut être conscient que les choses, les gens sont d’une certaine manière à cause de ça... Et je pense que ce sont des choses dont on ne parle pas assez, du coup, ça tourne dans le disque. »

Guy Maurer, 60 ans

Fils d’un couple né pendant la guerre,  ses parents n’ont pas de souvenirs. Son grand-père maternel a été incorporé dans l’armée en 1939, fut démobilisé en 1940 et renvoyé dans son foyer. Pour comprendre la vérité, il écrit toutes ses recherches.

« Mon objectif est de retracer par écrit les quelques vagues souvenirs que j’ai. La mémoire que l’on m’a transmise, je veux la transmettre à mes enfants à moi, pour que cela ne se perde pas. J’ai voulu garder des traces, tout en me méfiant des légendes familiales. » 

« Dans ce qui se transmet, il n’y a pas « que » ce qui se transmet ! Mais il y a aussi des non-dits, des silences, des choses qu’on transforme, qu’on édulcore... Certains faits sont difficiles à assumer, à comprendre. Il ne faut pas juger, juste comprendre ! Car avant d’émettre un verdict, il faut  remettre les choses dans leur contexte, faire abstraction de nos connaissances contemporaines, en se mettant dans la peau de ces personnes. »  

« Des non-dits oui, il y a en a. Avec les événements liés à la Seconde Guerre mondiale, il y a tout un pan de l’histoire qui est difficile à transmettre. Il faut encore que j’éclaircisse les archives qui s’ouvrent doucement. Il faut accepter soi-même que des choses se soient passées comme telles dans la famille. Mon objectif n’est pas de l’édulcorer mais de dire la vérité. »

Michèle Kormann, née en 1962

Du côté paternel, un grand-père incorporé de force dans l’armée allemande. Joseph Kormann a disparu après le 10 juillet 1944 et n’est jamais rentré. Michèle cherche et en 2005, elle apprend avec certitude qu’il est passé par le camp de Tambov en Russie.

Du côté maternel, Michèle a connu son grand-père. Lui avait déserté, entraînant la mise en camp de sa femme et de ses enfants. À la fin de la guerre, il est vu comme un résistant héroïque.

Le grand-père de Michèle dans le
recueil photographique des disparus
du Bas-Rhin.

Crédit photo : Everall.fr

« J’ai grandi en fait… en n’aimant pas les Russes. Un sentiment de… "Faut pas les approcher, c’est des méchants". Après j’ai compris : le sentiment des Russes méchants qui ont pris mon grand-père, ça avait été transmis de façon inconsciente deux générations plus loin. Donc je suis allée jusqu’à prendre des cours de russe ! Et finalement, c’est une langue qui est super sympa. » 

« Manquer de nourriture, c’est le principal traumatisme lié à la guerre. C’est devenu un problème de comportement alimentaire dans ma génération. Je sais que ma mère a souffert de la faim car elle en parlait.  Mon père était boucher. Eh bien, ma mère s’empiffrait de biftecks, c’était du genre quatre, cinq biftecks… jusqu’à vomir ! Moi j’ai toujours des compulsions alimentaires…  Quand j’étais petite je ne mangeais rien. Quand le goût me plaisait, je mangeais plus pour pouvoir survivre dans les moments de diète, quand on me proposait des choses que je n’aimais pas. Aujourd’hui je m’en suis presque débarrassée, disons que j’ai mis un mot dessus. Avec mes enfants, j’ai fait très attention, sachant ça. »

« Je reçois des bribes d’information à force de creuser. 75 ans plus tard plane toujours une espèce de chape de plomb. J’ai des difficultés à faire parler les gens, à faire parler ma famille… Justement, moi, j’ai souffert de ce débile "Chut faut pas le dire". J’ai décidé d’être transparente. Je suis capable d’en parler pendant des heures. Pour éviter de gaver mes enfants, mon site internet est un moyen de sauvegarder des données. »

« Le fait de partager c’est très important. Déjà parce qu’on commence à s’éloigner, cela fait déjà 72 ans que la guerre est finie. Il ne faut pas que cela parte dans les oubliettes. Il faut savoir que ça a existé, que ça a été terrible et que ça a des répercussions sur des générations. Si je vois la souffrance psychologique de ma tante je me dis "Ohlala, mais pourquoi on n’a rien fait avant ? Pourquoi ils n’en ont pas parlé ?" En fait, je sais pourquoi : parce que c’était tabou. »

 

 


Ferdinand Sherrer : « Apprendre que l’on a vécu dans le faux, c’est traumatisant ! »

Psychanalyste strasbourgeois.

« Je suis obligé de parler au cas par cas. Pour tous les Alsaciens, ce n’est pas la même chose. Il y en a qui sont allés sur le front parce qu’ils étaient obligés, mais ce n’est pas vrai pour tout le monde. Car ce qui se joue ici, c’est une intrication entre l’histoire personnelle et l'Histoire. Il faut partir au plus près du vécu des gens. »

« Pour tous les enfants de malgré-nous, ce n’est pas la même chose ! Il y a des cas que cela torture, d’autres non. C’est le non-dit, plus que les actes, qui fait traumatisme. Apprendre que l’on a vécu dans le faux, c’est traumatisant ! À un moment donné, un kyste se crée. Il peut provoquer d’autres phénomènes : problèmes de sommeil, douleurs au ventre… Au début les gens ne comprennent pas, ils ne savent pas ! Au lieu de laisser cela s’enkyster, de passer des nuits blanches à souffrir, ils vont passer des heures devant l’ordinateur, à écrire ou récolter des informations. Dire la vérité, c’est chatouiller ce kyste, vers une guérison. »

Georges Federmann : « Ils doivent se mettre à nu psychologiquement, c’est terrible… »

Psychiatre, auteur de Que reste-t-il de nos souffrances ? En 30 ans, il a examiné des centaines de malgré-nous en expertise pour leur permettre de recevoir une indemnité du ministère des Anciens combattants. L’indemnisation concernait des troubles psychiatriques autour de l’insomnie, des troubles gastriques ou dentaires.

« J’évaluais la souffrance au maximum pour ces hommes. Parce que je me suis rendu compte qu’ils ne savaient pas comment raconter leur drame. Victimes d’un conflit, ils n’étaient pas en mesure de témoigner… L’impossibilité de parler, j’ai appelé ça "le droit à l’oubli". » 

« J’ai des patients de 90 ans, qui viennent encore aujourd’hui. Ils parlent encore moins. D’ailleurs, l’expertise est humiliante, j’ai proposé aux pouvoirs publics d’arrêter cela. Je me suis rendu compte que je participais à une forme de torture psychologique sur ces vieux hommes. Ils doivent se mettre à nu psychologiquement, c’est terrible… C’est tellement humiliant pour eux de penser qu’ils doivent raconter des histoires tragiques pour gagner plus d’argent. »

« Leurs gosses ont dû faire avec ce silence et a essayé de le combler à leur manière. À travers le procès de Bordeaux, à partir de la façon dont la France a nié cette situation. De manière très confuse, très culpabilisée. »

Dominic Mastelli : « On peut penser que c’est loin et que cela traumatise moins, mais c’est faux… »

Psychiatre au CHU de Strasbourg, responsable des cellules psychologiques CUMP Grand-Est.

« En Alsace, la population n’a pas été confrontée de façon univoque à la guerre. Il y a eu des victimes au sens propre. Et toute une population enrôlée de force, qui a dû se battre sous l’uniforme allemand… Avec des traumatismes directement liés au fait de se battre, prise dans un double système : victime d’une guerre d’un côté et participant de l’autre. Ces gens n’ont pas pu dire qu’ils étaient victimes, parce qu’il pouvait leur être reproché de ne pas être que victimes. »

« Moi, j’ai surtout soigné des enfants de traumatisés. Ceux que l’on appelle des témoins indirects, qui ont investi le vécu de quelqu’un qui leur est cher. C’est ce que l’on appelle "traumatisé par ricochet". On peut penser que c’est loin et que cela traumatise moins, mais c’est faux… En général, il n’y a plus de manifestations à la quatrième génération. Paradoxalement, la troisième génération est celle qui va parler et rechercher. Seule la troisième génération peut raconter et faire de cet événement une histoire. »

Sophie Allemand