Alsace - Dordogne : mémoires partagées
Pour les frontaliers de l'Allemagne, le début de la guerre sonne l'heure de l'évacuation. Dès septembre 1939, 325 000 Alsaciens sont évacués vers le Sud-Ouest de la France, dont 80 000 en Dordogne. Un épisode qui habite encore les esprits.
Histoires jumelées
Près de 800 kilomètres les séparent. Pourtant, Marckolsheim, en Alsace, et Le Bugue, en plein coeur du Périgord noir, n'ont cessé de croiser leurs histoires. Celle avec un grand H, lorsqu'en septembre 1939, 80 000 Alsaciens furent évacués en Dordogne alors que débutait la Seconde Guerre mondiale. Des histoires individuelles, aussi. Celles de familles qui continuent de tisser des liens, génération après génération. Une page d'Histoire(s) que le jumelage entre les deux communes continue à écrire.
Un départ sans retour
Parmi les réfugiés alsaciens, certains ne sont jamais rentrés chez eux. Que ce soit par choix ou par obligation, ces déracinés ont entamé une nouvelle vie, sans pour autant oublier l'Alsace. Rencontre avec deux Périgourdins, témoins de cette histoire.
François Weber, fils d’un médecin évacué
De l’Alsace, il lui reste une « empreinte », transmise par son père : « une émotion particulière quand je vais là-bas, ça me remue des trucs ». François Weber retourne régulièrement en Alsace, voir les amis et la famille qui lui reste « là-haut ». Il se définit lui-même « sympathisant alsacien ». Né en 1947 à Périgueux, au sortir de la guerre, cet ancien gastro-entérologue s’adonne aujourd’hui à sa passion : la peinture abstraite.
Un journal intime, des articles de journaux, de vieilles photographies : l’artiste conserve consciencieusement tous les souvenirs de son feu père, Albert Weber, un médecin strasbourgeois évacué dans le Sud-Ouest en 1939, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. François Weber a grandi avec un père nostalgique, obsédé par une région dont il n’avait jamais vraiment fait le deuil, contrairement à son fils : « Chez moi, c’est ici, en Dordogne, il n’y a pas de doute », affirme-t-il.
« Voyages de commémoration »
Lorrain d’origine, Albert Weber déménage à Strasbourg pour faire des études de médecine. Quelques années plus tard, il devient chef de clinique à l’hôpital de la ville. Son objectif est de passer l’agrégation, mais le cours de l’Histoire en décide autrement… La guerre est déclarée et tout l’hôpital de Strasbourg, patients et personnels compris, est évacué à Clairvivre, dans le Périgord. Le docteur Weber n’a pas le choix, il doit partir. C’est en Dordogne qu’il rencontre, pendant le conflit, celle qui deviendra sa femme, une Périgourdine, fille de l’une de ses patientes. Une rencontre décisive qui le poussera à demeurer dans la région à la fin du conflit.
François Weber, Périgourdin pure souche, a essayé de garder des liens avec l’Alsace paternelle : « J’emmenais souvent mes enfants là-bas petits ». Des « voyages de commémoration », comme il les appelle. Ironie du sort, l’un de ses fils s’est marié à une Alsacienne. Aujourd’hui, c’est à ses petits-enfants que François Weber raconte l’histoire de leurs aïeux : « Je veux leur faire écouter le disque de leur arrière-grand-père », dévoile-t-il, un CD qui contient une interview d’Albert Weber, réalisée en 1989 pour France 3 Alsace. Un document dans lequel le médecin raconte son évacuation en Dordogne.
Le « HeimwehLe mal du pays. De l'allemand Heim (maison), et Weh (douleur). »
Albert Weber a tenu à inculquer à ses enfants une part de culture alsacienne, « et il y est arrivé ! », confie François Weber, d’un air faussement résigné. « Il nous a surtout transmis les fêtes de Noël. Il plantait des sapins partout où il passait ! », se souvient-il. À l’époque, les festivités de l’Avent restaient très modestes dans les campagnes périgourdines, contrairement aux fastes des marchés alsaciens. François Weber se souvient aussi que son père parlait couramment alsacien et allemand. Régulièrement, des amis restés à Hambach lui envoyaient les émissions locales de France 3, en langue alsacienne. « Parler allemand lui a sauvé la vie, révèle son fils. Pendant la guerre, alors qu’il rentrait en bus vers Périgueux, son car a été arrêté par des Allemands. Les soldats ont fait descendre tous les passagers. Mon père les a vilipendés, en allemand, en leur disant qu’il avait des patients qui l’attendaient. Les Allemands l’ont laissé partir. Tous les autres passagers du bus ont été fusillés. »
Des histoires comme celle-ci, François Weber en a plein. « On a beaucoup entendu parler de la guerre, mais surtout beaucoup de l’Alsace, poursuit-il, car mon père avait une nostalgie dévorante épouvantable. » Retourner en Alsace ? Il en fut un temps question pour Albert Weber, mais il avait appris à connaître la Dordogne et à l’apprécier. « Il s’était déjà constitué une clientèle, et Strasbourg avait changé. Tout était chamboulé, il était très partagé. Jusqu’à son dernier souffle, il a eu le cœur brisé par cette affaire ». François Weber décrit son père habité par le « Heimweh », le « mal du pays » en alsacien.
Un enrichissement mutuel
Pourtant, François Weber n’hésite pas à plaisanter sur les stéréotypes régionaux : « Il existe deux types d’Alsaciens : ceux qui sont très volubiles et les pisse-froid, difficiles à secouer », remarque-t-il. Des tempéraments auxquels ont dû faire face les Périgourdins lors de l’évacuation : « Ici, dans les campagnes, il y avait encore les poules qui mangeaient dans la cuisine, alors que les Alsaciens étaient des gens très méticuleux. Il y a eu un choc des cultures », rapporte François Weber. Mais le Périgourdin préfère parler de « compensation » : « Les Alsaciens étaient quelquefois un peu froids tandis que les Périgourdins avaient un tempérament très chaleureux, très généreux. Ils se sont bien entendus et se sont apportés plus qu’ils ne se sont nuis. »
Marcel Wieder, Juif resté en Dordogne
« C’est une page de l’Histoire que je connais très bien, trop bien. » Marcel Wieder, né en 1933, avait six ans lors de l’évacuation. Il est habillé d’une chemise bleue assortie d’une cravate jaune à motifs, une tenue qui contraste avec son air sérieux, presque sévère. Aujourd’hui secrétaire général de La Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), à Périgueux, Marcel Wieder n’a pas gardé de liens avec son Alsace natale, même s’il se rend souvent à Strasbourg. Son dernier voyage date de mars 2017. « La ville est magnifique, superbe, mais je me sens Périgourdin, je ne me sens plus Alsacien », affirme-t-il. Ses parents sont enterrés à Périgueux, tout comme son oncle et sa tante. Pourtant, Marcel Wieder est membre d’une association d’Alsaciens restés en Dordogne. « C’est un épisode sans précédent en France, le transfert d’une municipalité toute entière, maire compris. » En 1939, l’ensemble de la ville de Strasbourg est évacué à Périgueux. « Lors de mon dernier séjour à Strasbourg, j’ai essayé de provoquer la conversation avec les gens pour leur parler de la Dordogne, mais très peu connaissaient cette histoire », regrette le vieil homme.
Alsacien, mais surtout juif
Pourtant, Marcel Wieder n’évoquera lui-même que tardivement cette page d’histoire avec ses parents. « Les enfants n’ont pas la notion de la déchirure », analyse-t-il aujourd’hui. « Je n’ai interrogé mes parents sur la guerre que bien après. C’était une plaie béante », déclare-t-il. Au sein du clan Wieder, la guerre est un sujet qui a souvent été abordé : « Mes enfants m’ont avoué à l’âge adulte qu’ils en avaient marre d’entendre parler toujours de la guerre. À présent, ce sont mes petits-enfants qui s’intéressent au sujet ». Marcel Wieder transmet surtout son histoire lors de ses nombreuses conférences et colloques, organisées notamment par la Licra. « La transmission, c’est ma tasse de thé », avoue-t-il en esquissant un sourire. À la fin de la guerre, les parents de Marcel Wieder ont décidé de rester en Dordogne car le climat leur était plus favorable : « Les juifs n’avaient pas vraiment envie de retourner à Strasbourg. À cette époque-là régnait un vrai antisémitisme d’État », explique Marcel Wieder, qui tient à distinguer les juifs alsaciens des autres Alsaciens. « Quand je lis la vie des Alsaciens déplacés, ça résonne tout à fait autrement pour moi. Quand on est juif, c’est autre chose. On n’a pas vécu cette période comme les petits Dupond, Durand ou Martin. »
Enfant caché
« Je me souviens exactement de ce qui s’est passé et comment cela s’est passé », assure-t-il. Lui et sa famille sont arrivés en gare de Périgueux après deux jours de voyage en train, en deuxième classe. « Aujourd’hui encore, quand je me tiens devant la gare, le décor est exactement le même que celui que j’ai connu en 1940. Rien n’a changé », s’exclame-t-il en mimant la scène, comme s’il y était. Marcel Wieder décrit les Périgourdins de l’époque comme de « gentils bouseux ». Dans les campagnes périgourdines, les WC se trouvaient souvent au fond du couloir ou du jardin, et les salles de bain étaient inexistantes, contrairement aux maisons alsaciennes, déjà équipées de sanitaires. Un décalage qui n’avait pas manqué de choquer les réfugiés. Mais plus que son départ de l’Alsace, ce qui a davantage marqué Marcel Wieder, c’est sa vie d’enfant caché, une expérience qu’il raconte dans les salles de cours et dans ses colloques, de façon détaillée et avec émotion. En tant que Juif, il fut contraint de changer d’identité et de vivre caché pendant la guerre. « Vous savez, ça m’a marqué à vie. Aujourd’hui je suis père, grand-père, arrière-grand-père et je vis dans une France belle, libérée, démocrate, où on mange plus qu’à notre faim, où on n’est pas malheureux. Il a fallu que j’attende d’être un homme adulte avec quelques cheveux blancs pour comprendre ce passage de l’Histoire. C’est peut-être pour ça que je suis devenu un militant de la mémoire. »
La cigogne fait son nid
Entre les allées du marché de Noël, en plein cœur de Périgueux, un chalet laisse échapper une odeur de flammekueches. C'est l'antre de la Cigogne du Périgord. Cela fait quatre ans que l'Alsacien Hugo Després s'est installé en Dordogne pour lancer ce camion-restaurant atypique.
Camille Langlade et Florie Cotenceau