La cité rêvée des nazis
À Marckolsheim (Bas-Rhin), la Cité paysanne, bâtie par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, est l’un des derniers vestiges des projets nazis en Alsace, désormais inscrits aux Monuments historiques, au grand dam des habitants.
Avant 1940, on l’appelait « la Riquewihr du Ried » pour ses demeures élégantes, typiques de l’architecture alsacienne, dont l’une était même réputée pour être la plus vieille maison de la région. Une petite ville paisible et prospère. En se promenant aujourd’hui dans le centre de Marckolsheim, le visiteur tombe très vite sur l’ancien fossé médiéval, le seul encore en eau aujourd’hui en Alsace. En le longeant, il arrive à un petit groupe de quatorze bâtiments, allant des fermes massives à de petites maisons, qui semblent bâties sur le même modèle. Qui irait imaginer qu’il s’agit de bâtiments nés d’une volonté de « nazification » de la région ?
C’est pourtant l’idéologie nationale-socialiste qui a donné naissance à la Cité paysanne de Marckolsheim. Après l’annexion de l’Alsace-Moselle en 1940, le nouveau pouvoir veut imposer sa marque dans les esprits et sur le bâti. Il désigne trente-six Neuordnungsgemeinden« Communes de l'ordre nouveau » qui doivent inaugurer un nouveau modèle : des villes entièrement rebâties pour proposer un habitat plus moderne dans une région qui était déjà très bien équipée. Les bâtiments sont vastes et disposent de commodités en accord avec la mentalité hygiéniste du régime. En faisant visiter l’Erbhof – la ferme destinée aux plus grands propriétaires de l’époque – qu’il occupe aujourd’hui, Gérard Blum insiste sur le soin apporté aux détails, jusqu’aux fentes placées dans l’écurie, l’étable et la porcherie pour évacuer les urines des animaux dans une fosse à lisier placée à l’écart du bâtiment.
Une stèle dégradée
Aujourd’hui à la retraite, cet ancien exploitant agricole a hérité de la ferme où ses parents avaient été installés à leur retour du Bugue. C’est dans ce village de Dordogne que la population de Marckolsheim avait été évacuée de septembre 1939 à juillet 1940. En revenant en Alsace, les habitants découvrent un village ravagé, où peu de bâtiments sont encore debout. « On oublie souvent que les combats ont continué ici alors que Paris était déjà tombée », rappelle Raymond Baumgarten, président de l’association Mémoires Locales Marckolsheim. Les habitants sont rapidement relogés dans un ensemble de baraquements en bois, la Siedlung, tandis que le nouveau régime fait venir des prisonniers polonais pour travailler au déblaiement des décombres. Les Allemands ont de grands projets pour Marckolsheim ; la ville se trouve à un carrefour entre la route de Strasbourg à Bâle et celle allant de l’Allemagne au passage des Vosges vers Saint-Dié. Ils envisagent d’y construire un grand pont routier et un autre, ferroviaire. Quel meilleur endroit que ce champ de ruines bien situé pour présenter leur projet de « village idéal » ?
Dès le 30 juin 1940, Hitler vient inspecter ce qui reste de Marckolsheim. L’année suivante, c’est le Gauleiter d’Alsace-Bade, Robert Wagner, qui vient inaugurer le chantier de la Neuordnungsgemeinde Marckolsheim. Il pose la « première pierre », en réalité une stèle, à l’angle d’un des futurs bâtiments. Elle est encore visible aujourd’hui, rue Le Bugue. Elle a été burinée, si bien qu’on distingue mal l’aigle allemand à son sommet ; la croix gammée, elle, a complètement disparu.
Parmi les habitants du quartier, Roland Wendling fait partie des quelques agriculteurs restants. Avec ses 15 hectares, il appartient aujourd’hui à la catégorie des « petits exploitants ». À l’époque, un domaine similaire avait valu à ses grands-parents le droit d’être installés dans l’Erbhof où il habite à présent. L’histoire du lieu ne lui pose pas vraiment problème. « Pour nous, ça n’a aucune importance », explique-t-il. Il a hérité de son domicile, mais il n’est pas le seul ici. « Pratiquement toutes les fermes de la Cité paysanne ont été héritées, explique Raymond Baumgarten. Il n’y en a que deux ou trois qui ont été vendues. » Une fois construites, les fermes bâties appartenaient toujours au régime et étaient progressivement attribuées à des familles alsaciennes, « pas toujours volontaires d’ailleurs » selon Raymond Baumgarten. Pour optimiser la productivité, les Allemands procédaient aussi à une recomposition agricole, allant jusqu’à des échanges forcés de terres. La transmission devait se faire par l’héritage, mais le domaine était indivisible et ne revenait qu’au fils aîné, les autres étant destinés à exploiter de nouvelles terres conquises sur la nature… ou dans les pays que le Troisième Reich cherchait alors à soumettre. Après la guerre, la France récupère toutes les possessions allemandes en Alsace, y compris les fermes de la Cité paysanne. Les exploitants sont alors obligés de racheter les bâtiments dans lesquels ils vivent. Les aïeuls de Roland Wendling empruntent pour rembourser l’État.
De nombreux inconvénients pour les habitants
Les habitants de la Cité paysanne sont donc légalement propriétaires de leur bien, mais ils ont parfois le sentiment d’en être dépossédés, depuis que les Monuments historiques se sont intéressés à leur cas. Depuis l’inscription survenue en 2012, les travaux sont devenus très difficile à effectuer. « On nous a interdit de faire de l’isolation extérieure, signale Roland Wendling. Comme si ça n’était plus à nous ! » Gérard Blum a connu le même genre de problèmes. « On ne peut pas mettre de fenêtres de toit, pas de volets alu imitation bois. Heureusement que j’ai changé toutes les fenêtres avant le classement ! » Il est à présent équipé de fenêtres modernes avec du triple-vitrage. Les Monuments historiques imposent des ouvertures en bois, avec double-vitrage au maximum, ce qui est souvent insuffisant pour combattre le rude hiver alsacien. Les tuiles sont aussi imposées : il faut absolument reprendre celles d’origine, des langues-de-chat allemandes très fragiles et presque introuvables. Même sur le choix du type de peinture qu’ils utilisent, les propriétaires ne sont plus libres. Quand Gérard Blum a voulu redonner un meilleur aspect à sa ferme, il a dû s’équiper d’une peinture minérale, « la plus chère, à 395 euros le pot ! ». Et tout cela sans aide financière, d’où une certaine amertume chez Roland Wendling : « Je regrette ce classement. On n’en a tiré aucun bénéfice. »
Une charge lourde, donc, pour les propriétaires qui voudraient parfois rentabiliser les grands volumes dont ils n’ont plus forcément l’utilité. Mais pour Marckolsheim, l’enjeu est intemporel : il s’agit de préserver cet aperçu de ce qu’aurait pu être la ville si les Allemands l’avaient emporté. La pose de la stèle par le Gauleiter Wagner est survenue le 29 juin 1941, une semaine tout juste après le début de l’invasion de l’URSS par les troupes nazies. Un appétit de conquêtes qui devait aboutir au renversement du conflit en défaveur du Reich. Après 1943, l’Allemagne est sur la défensive et mobilise toutes ses ressources pour mener une « guerre totale ». Les Neuordnungsgemeinden ne sont plus une priorité et les travaux s’interrompent. Il n’y a qu’à Marckolsheim qu’ils ont atteint une telle ampleur. La ville, endommagée à nouveau lors des combats de la poche de Colmar, mit longtemps à s’en relever ; la reconstruction ne s’acheva que dans les années 1950.