Unser Land, des souvenirs qui fâchent
Éliminé du paysage politique de l'après-guerre, le mouvement autonomiste alsacien, incarné aujourd'hui par la montée d'Unser Land, veut se libérer de l'image de collabo qui lui colle à la peau. Et regarder vers l'avenir.
« Si quelqu'un me traite de nazi, cela coule sur moi. C'est mal connaître le nazisme que de soupçonner Unser Land de connivence avec cette idéologie ». Jean Faivre, 24 ans, tient à être clair : il n'est pas d'extrême-droite. Militant depuis 2014 au sein d'Unser Land, le principal parti autonomiste alsacien, cet étudiant en droit, candidat malheureux aux législatives partielles de 2016 à Strasbourg, dit être régulièrement traité d'extrémiste. « Le mot autonomisme est toujours imprégné de souffre, de calomnie, de honte. C'est difficile de le dédiaboliser », regrette-t-il.
Une odeur de brûlé qui ne sort pas de nulle part. Après son arrivée en Alsace, l'administration du IIIe Reich s'appuie sur des cadres du mouvement autonomiste – en majorité des germanophiles réclamant la création d'un statut particulier dans la région – pour mettre en place l'annexion. Seize prisonniers politiques autonomistes, plus connus sous le nom de « Nancéiens », du nom de la ville où ils sont alors détenus, sont instrumentalisés par les nazis. Ils sont emprisonnés à titre préventif par les Français. Cinq de ces anciens détenus acceptent la fonction de « Kreisleiter », l'équivalent de sous-préfet. Parmi eux, les membres du Landespartei, un parti autonomiste d'avant-guerre, s'illustrent particulièrement. A la Libération, tout le mouvement autonomiste est décrédibilisé et accusé de haute trahison. Le courant autonomiste – qui regroupait à la fois des ex-communistes, des catholiques, de futurs résistants, mais aussi des pro-nazis – disparait du paysage politique alsacien.
Réhabiliter le mouvement
À partir des années 70, les revendications régionalistes renaissantes sont présentées sous le terme de régionalisme, voire de fédéralisme, plutôt que de faire référence à un passé autonomiste encore trop sensible. Certains militants entreprennent néanmoins de rééquilibrer une historiographie qu'ils estiment incomplète sur la diversité du mouvement autonomiste.
Bernard Wittmann est l'un d'eux. Membre d'Unser Land, cet ingénieur de formation revendique son militantisme et sa qualité d'historien. « Dans les années 1970, il fallait faire un vrai playdoyer. Je n'avais pas à développer la thèse et l'antithèse, car l'antithèse était développée partout. Je voulais lutter contre cela. » Auteur d'une « Histoire de l'Alsace autrement » en trois tomes, Bernard Wittmann a publié en 2016 une monographie de Jean Keppi, l'un des seize autonomistes « libérés » par les nazis en 1940. Selon lui, Keppi aurait néanmoins été impliqué dans le complot contre Hitler en juillet 1944. Wittmann affirme vouloir mettre fin à la « damnation mémorielle » qui frappe le personnage.
Parmi les universitaires, une forte perplexité, voire une franche animosité, est toutefois de rigueur à l'égard du travail historique des militants d'Unser Land. Sur le site du parti, on retrouve la critique acerbe d'un ouvrage de Georges Bischoff, médiéviste réputé de l'université de Strasbourg et auteur en 2015 de Pour en finir avec l'histoire de l'Alsace (Editions du Belvédère). Bischoff mentionne un symbole des autonomistes, le drapeau alsacien rot und wiss (rouge et blanc), adopté pendant la période allemande en 1911. Il affirme que cet emblème « a perdu toute légitimité pour avoir été celui des autonomistes ralliés aux nazis en 1940 et ne mérite guère que l’oubli ». Unser Land répond du tac au tac, en s'appuyant sur une citation tirée de l'ouvrage d'un autre historien, Christian Wilsdorf : « Les autorités nazies, très centralisatrices, l’exclurent (le rot und wiss) au profit de la croix gammée omniprésente » (L'Alsace des Mérovingiens à Léon IX, Société savante d'Alsace, 2011). Contacté par email, Georges Bischoff affirme ne pas vouloir donner la « réplique à des militants qui font passer leur militantisme, sans doute respectable, avant la recherche de la vérité ». Le débat se poursuit…
Malgré ces divergences historiques, la certitude est désormais acquise que l'autonomisme alsacien, pendant la guerre, ne s'est pas tourné tout entier vers le Führer. « Seul un nombre limité d'autonomistes a réellement voulu collaborer avec les nazis, c'était un groupe assez faible. D'ailleurs, si vous remontez dans les années 1930, vous voyez qu'il y avait beaucoup de divisions entre les autonomistes », souligne Christopher Fischer, historien à l'Université d'Indianapolis et l'un des rares chercheurs étrangers ayant fait une étude entière sur l'autonomisme alsacien.
Mais où s'arrêtent les réhabilitations d'autonomistes ? Quand elles s'attaquent à certaines figures, notamment celle de Karl Roos, membre du Landespartei ? Exécuté pour espionnage par les Français en février 40, le nom de Karl Roos a, de triste mémoire, remplacé un temps celui de Kléber sur la place principale de la capitale alsacienne. Erigé en héros, Roos avait eu le droit à de grandes funérailles nazies en 1941. « Pour moi, il est absolument innocent », lance Bernard Wittmann, comme une bravade, en pointant les zones d'ombre de son procès tenu en temps de guerre. Quand on lui parle de NEL Verlag, une maison d'édition proche des milieux d'extrême-droite qui propose à la vente une biographie de Karl Roos, Wittmann est catégorique : « Cette maison d'édition est l'oeuvre d'un seul individu », balaie-t-il.
Ne pas devenir « un club d'histoire »
Dans une logique de « dédiabolisation » du mouvement autonomiste, la prise de distance avec l'extrême-droite contemporaine est devenue une nécessité pour Unser Land, et semble plutôt réussir. « Le mot autonomiste, avec eux, a une connotation plus modéré que celle qu'il avait il y a quelques années. Une des raisons à cela, c'est la polémique entre Unser Land et l'extrême-droite d'Alsace d'Abord », constate Bernard Schwengler, politologue alsacien. Depuis leur apparition sur la scène politique alsacienne, les militants d'Unser Land se tiennent en effet à l'écart de l'extrême-droite d'Alsace d'Abord – partisans selon Bernard Wittmann d'une « vision fermée et ethniciste » du peuple alsacien - ou du « jacobinisme » du Front National.
Une ligne idéologique qui semble évidente quand il s'agit de se distancier de la mémoire nazie, mais qui n'est pas forcément très payante d'un point de vue électoral, même si le mouvement est désormais capable de présenter des candidats à chaque élection. Lors des législatives de 2017, les scores ont été plutôt inégaux : malgré un candidat qualifié au second tour – une première – le mouvement a cumulé 40 063 voix en Alsace, soit 28 000 voix de moins qu'aux régionales de 2015, quand la gronde sur la fusion des régions était encore vivace. « Les législatives n'étaient pas nos élections, se défend Bernard Wittmann. Il faut attendre les municipales et prendre d'abord des mairies, c'est comme ça que les Corses ont fait. » Sur le fond, il prône un programme économique plus solide, ce qui « nous a toujours fait défaut ».
Le souvenir du nazisme s'éloignant, de même que l'ombre de la collaboration, Unser Land doit-il continuer à investir autant de temps et d'énergie dans le passé et son interprétation ? Face aux intérêts des électeurs, cette stratégie pourrait se révéler limitée. « On ne peut pas parler d'histoire et de langue alsacienne tout le temps, au bout d'un moment les gens s'en fichent, reconnaît Jean Faivre, jeune militant Unser Land. Ce n'est pas ça (l'histoire) qui va nous porter électoralement. Bien sûr, faire des discours de repentance, de fierté, dire que les autonomistes étaient des bons gars, c'est important, mais ce sont les historiens qui doivent le faire. » Comme si les militants rendaient l'histoire aux historiens.
Romain Colas