Tambov, l'épine de la mémoire russe
En Russie, le camp de Tambov, où furent internés de nombreux Alsaciens et Lorrains pendant la guerre, est un sujet polémique. Son existence, longtemps niée par les autorités, vient contredire une part de l'histoire officielle.
Peu connue en Russie, l’histoire du camp de Tambov et des incorporés de force a fait la Une des journaux locaux en novembre 2017 quand un lycéen, lors d’une conférence consacrée à la Seconde Guerre mondiale, a affirmé que « certains membres de l’armée allemande étaient innocents et ne voulaient pas se battre ». Un coup dur pour le public russe dont le point de vue sur la guerre est formel : tous les soldats incorporés dans l’armée allemande voulaient se battre contre les Russes jusqu'à la mort. Après la publication de son discours, les députés russes ont accusé le lycéen de justification du nazisme, un délit selon le Code pénal russe.
C’est une écrivaine, Lyubov Shenderova-Fock, traductrice en russe du livre du malgré-nous Charles Mitschi, Tambov. Chronique de captivité (Do Bentzinger Éditeur), à qui il revient d’avoir rappelé l’histoire du camp de Tambov et des incorporés de force aux Russes. Pendant la guerre, plusieurs Alsaciens et Lorrains incorporés dans l’armée allemande ont été capturés par l’Union soviétique. Jusqu’en octobre 1945, ils ont été internés dans le camp de Tambov, à 500 kilomètres de Moscou, où ils ont souvent été traités comme des adversaires, et pas comme des alliés. Entre 5 000 et 10 000 Français sont morts là-bas essentiellement de dystrophie alimentaire ou à cause du froid.
Dans plusieurs interviews aux médias russes, Lyubov Shenderova-Fock a raconté l’histoire des malgré-nous. Les réactions des internautes ont été explicites : pour la plupart, les soldats de l’armée allemande ont tous été des envahisseurs et des ennemis, tous ceux qui essayent de traiter cette histoire autrement sont des traîtres et il n’est pas question de faire la différence entre les Alsaciens et les Allemands.
« En Russie, tout comme en Alsace, la Seconde Guerre mondiale a provoqué des traumatismes collectifs », explique la traductrice quelques semaines après le discours. Selon elle, en Russie, tous les points de vue sur la guerre qui diffèrent de la position officielle sont mal accueillis, et le camp de Tambov ne rentre pas dans la glorieuse histoire du pays. « L’État ne parle pas de ces prisonniers de guerre. Pour les dirigeants de l’Union soviétique, l’histoire des Alsaciens était trop complexe pour qu’on puisse en parler. L’État construit son idéologie officielle autour de la Seconde Guerre mondiale, et il paraissait impossible d’y inclure l’histoire du camp de Tambov, car cela posait trop de questions. »
Le camp de Tambov était d’autant plus un sujet tabou en Russie qu’il était pendant des décennies sous l’autorité du NKVD, la police secrète qui a suscité la peur des Soviétiques. Le gouvernement a interdit à certains membres du personnel du camp d’en parler, et d’autres ne voulaient rien dire sur le sujet. Et comme le camp se trouvait à 14 kilomètres de la ville, sur un terrain militaire, même les Tambovites n’en savaient rien. En Russie, le camp et son histoire sont tombés dans l’oubli absolu jusqu’à la chute de l’URSS.
La levée d'un tabou
Avec la chute du mur et l’ouverture des archives, la presse commence à s'intéresser à la véritable histoire de la guerre, loin de celle décrite dans les livres d’histoire soviétiques. C’est un journaliste libéral, Evgenii Pisarev, qui a été le premier à Tambov à publier un article sur l’histoire du camp, qui n’a pas plu à la presse officielle. « Même si j’ai grandi à Tambov, je n’ai entendu parler du camp qu’en 1979, pendant ma visite en Allemagne. J’ai essayé de vérifier son existence dans les archives. Puis j’ai publié un article sur le camp dans un petit journal, mais la presse officielle régionale m’a accusé de mensonge, en disant que même si le camp existait, il n’était pas si important que ce que j’ai décrit dans mon article, et que les pertes françaises n’étaient pas si nombreuses. C’est en 1990 que le gouvernement a dû reconnaître l’existence du camp, après une dépêche de l’AFP sur la recherche des Français disparus sur les terres soviétiques » raconte Eugenii Pisarev.
Après la chute de l’Union soviétique, le camp devient un sujet très discuté à Tambov. Pour la petite ville, c’était le seul point de contact avec l’Ouest. Et les responsables régionaux, aussi bien que les habitants, acceptent d’aider les Français qui souhaitent retrouver leurs ancêtres décédés dans le camp. Pour Vladimir Penkov, qui a travaillé dans l’administration régionale à cette époque, l’ouverture des archives de Tambov et l’accueil des délégations étrangères étaient une démonstration de l'esprit d’ouverture de la politique internationale russe. « On a construit plusieurs monuments, y compris un parc français. Tout cela pour montrer que nous n'avons rien à cacher, que même si dans les relations entre nos pays il y avait cet épisode, nous étions prêts à tourner la page. »
En Alsace, avant l’ouverture des archives en Russie et des premières visites des délégations à Tambov, on a aussi peu parlé du camp. Selon les membres de l’association Pèlerinage Tambov, qui rassemble des anciens du camp et leurs descendants, les anciens du camp ne voulaient pas l’évoquer. « Ceux qui étaient revenus ont été très mal reçus par les autorités, et on les a culpabilisés, raconte Charles Sandrock, membre de l’association Pèlerinage Tambov. Pour l’opinion publique française, les Alsaciens étaient des traîtres. Et puis, ceux qui sont revenus ne voulaient pas en parler, tellement c’était pénible pour eux. Il y a eu des scènes atroces. La libération de la parole n’a commencé que dans les années 1970. » Et si, en Russie, l’association Pèlerinage Tambov est accueillie au niveau officiel, ses membres affirment qu’en France l’affaire de Tambov n’a pas reçu assez d’attention de la part du gouvernement. « Le camp ne fait pas partie des programmes scolaires, les gens n’en parlent pas. Nous sommes peu aidés par le gouvernement, nous recevons peu de subventions. Au niveau officiel français, on parle peu du camp de Tambov. »
Soigner la blessure autrement
Emile Roegel, qui est passé par Tambov à l’âge de vingt ans, admet qu’il n’a pas voulu en parler. « Pour nous, ce n’était pas un sujet tabou, mais les gens voulaient reprendre leur vie. Après la guerre, j’ai commencé une autre vie, j’ai commencé mes études. » Selon lui, les histoires racontées par les anciens prisonniers après la guerre ont eu un impact sur le Parti communiste français, pas sur les relations officielles avec l’Union soviétique. « Les récits de captivité en Russie n’ont pas été en faveur des communistes » raconte-t- il.